L’épicerie indulgente et inclusive : intégrer le marché du travail par l’entreprise adaptée
C’est à cette question que veulent répondre Virginie Dénommée et Philippe Harrison — lauréats de la cohorte 2023 de l’Incubateur civique de la MIS — avec leur projet d’entreprise adaptée, visant à offrir aux jeunes avec incapacité physique l’opportunité de développer leurs compétences au sein d’une épicerie indulgente et inclusive.
Une opportunité manquée
« Dans le contexte actuel de pénurie de main-d’œuvre, nous sommes constamment stupéfaits, en tant qu’acteur et actrice du milieu de l’intégration à l’emploi des personnes vivant avec un handicap physique, qu’il soit toujours aussi difficile pour notre clientèle d’avoir accès au travail. »
C’est en travaillant ensemble dans un centre de réadaptation, pour un programme dédié à la transition à l’âge adulte des jeunes vivant avec une déficience physique que Virginie Dénommée, conseillère d’orientation, et Philippe Harrison, éducateur spécialisé, s’attardent sur l’incohérence de la situation.
D’une part, de nombreux organismes peinent à pourvoir les nombreux postes vacants au Québec. On en dénombre plus de 50 000 rien qu’à Montréal au 3e trimestre 2023, dans des secteurs tels que la restauration et le commerce de détail. D’autre part, on estime que plus de 15 000 jeunes québécois de 15 à 24 ans vivant avec une déficience physique (moteur, auditive, visuelle ou de langage) sont aptes à travailler, et rencontrent pourtant des difficultés à intégrer le marché du travail. Cet important bassin de main-d’œuvre n’est pas considéré pour combler les besoins avérés en personnel. Pour quelles raisons ?
Les freins à l’inclusion professionnelle
Philippe souligne que si les jeunes avec incapacité sont jusqu’à deux fois plus susceptibles d’être sans emploi que la population à pleine capacité physique, c’est en raison des obstacles qui se dressent à l’embauche, mais aussi dans le maintien en emploi.
En effet, les entreprises manquent souvent d’informations sur les réelles capacités des personnes handicapées et craignent notamment de ne pas pouvoir répondre à leurs besoins quant aux exigences des tâches ou l’accessibilité de l’environnement de travail. Elles craignent aussi des coûts additionnels pour les blessures au travail et ont parfois des préjugés sur la réaction de la clientèle et sur la productivité des jeunes avec incapacité. Elles s’attendent souvent à une efficacité et une autonomie relativement rapides, particulièrement dans des emplois de type « entry-level » peu exigeants en termes de formation et d’expérience de travail préalable.
Cette posture a pour conséquence le renvoi fréquent après seulement une à deux semaines de travail, prétextant qu’il est plus économique d’engager quelqu’un d’autre plutôt que d’investir du temps et des ressources pour former la personne vivant avec une situation de handicap.
Pourtant accorder un tout petit peu plus de temps à leur apprentissage comparativement à une personne sans incapacité ferait toute la différence. Les recherches ont justement montré que le critère le plus déterminant quant à la probabilité qu’une personne avec une déficience physique décroche un emploi à l’âge adulte est d’avoir eu une expérience de travail durant ses études. Ce premier contact avec l’emploi lui permet de développer son sens des responsabilités, son éthique de travail, sa débrouillardise et ses capacités de résolution de problème, des qualités recherchées dans tout type d’emploi.
Redéfinir l’entreprise adaptée
Virginie et Philippe souhaitent donc intervenir à cette période charnière dans le développement des jeunes avec incapacité en proposant une solution complémentaire aux programmes existants. Ils précisent en effet que les services disponibles préconisent davantage d’intégrer la personne vivant avec une situation de handicap directement dans un emploi permanent avec ses capacités actuelles ou suite à une longue période de formation. En revanche, il n’existe aucune solution pour amener les jeunes vers leur première expérience professionnelle temporaire, vers cet emploi étudiant formateur et déterminant dans l’intégration au travail à long terme.
Le duo crée alors une solution à l’intersection de ces problématiques. Par la combinaison de leurs compétences en éducation spécialisée et en orientation professionnelle, Virginie et Philippe imaginent une expérience de travail indulgente et inclusive, où la période d’apprentissage est en adéquation avec les besoins de chaque jeune en situation de handicap. Ils redéfinissent l’entreprise adaptée en l’envisageant comme un tremplin vers un milieu de travail plus exigeant, avec un accompagnement en orientation à l’appui.
Et cette entreprise, pourrait-elle prendre la forme d’une épicerie ?
« On a pensé à créer une épicerie car ce genre de commerce offre une diversité de tâches qui permettent de développer des compétences transférables à d’autres domaines d’activités. À vrai dire, cette solution nous semblait pas mal définitive quand on a intégré l’Incubateur civique. On pensait seulement avoir besoin d’un accompagnement pour la partie financière car cette compétence nous manquait. Mais c’était mal connaître l’envergure du programme de la MIS. Il y avait bien d’autres angles morts à déceler. » — Virginie
Au fil du parcours, différents éléments sont questionnés, dont la solution elle-même. Présente-t-elle l’opportunité d’aller chercher le maximum d’impact ou y aurait-il la possibilité de s’intégrer de manière complémentaire dans un écosystème existant ? Quels seraient les types d’épiceries prêtes à accueillir cette expérience novatrice et les jeunes qui y participent, du point de vue de l’accessibilité, mais aussi des valeurs portées par le projet ? Ces réflexions débouchent sur la conception d’un projet pilote.
Débuté en décembre 2023, il est mené en collaboration avec l’épicerie collaborative Le Détour, dans le quartier de Pointe-Saint-Charles. Chaque semaine, deux jeunes sont formés par Philippe dans l’apprentissage du travail en épicerie, sur des tâches telles que la gestion de la caisse ou la mise en place de la marchandise. La période d’apprentissage réduite de trois mois avec deux personnes participantes est l’occasion de tester des hypothèses à petite échelle avant d’envisager un déploiement plus large.

Une partie de l’équipe du projet pilote dans l’épicerie Le Détour.
« Comme notre approche est inédite, nous n’avions pas pu trouver de gens pour nous faire part de leurs expériences similaires. Le projet pilote est donc une phase essentielle pour trouver sur le terrain les informations qu’il nous manquait, et jusqu’à présent, cela se passe très bien. Chaque semaine est l’occasion d’en apprendre plus pour nous, nos jeunes et le personnel de la coopérative ! C’est de bon augure pour la seconde phase, menée par Virginie, qui sera dédiée au bilan de l’expérience et à l’orientation professionnelle de nos participants. Ils ont déjà des idées sur le genre de métier qu’ils voudraient exercer par la suite ! » — Philippe
Le projet d’épicerie indulgente et inclusive vous interpelle ? Vous avez un retour d’expérience à partager avec Philippe et Virginie ? Contactez-les !
Si vous souhaitez en savoir plus sur les partenaires du projet pilote et leur mission, découvrez Le Détour, l’épicerie autogérée du Bâtiment 7, abordable, collective et vectrice de transformation sociale.