Paroles d’aînés : faire du récit de vie un outil d’inclusion sociale
Aux situations d’isolement et même d’exclusion que peuvent connaître certaines personnes issues de ces générations s’ajoutent le manque de valorisation de leurs parcours de vie et l’absence de transmission de leurs précieux savoirs et connaissances, menaçant ainsi notre héritage collectif de disparition.
Le projet Paroles d’aînés, porté par Sandrine Gueymard et lauréat de la cohorte d’automne 2020 de l’Incubateur civique, vise à redonner une voix aux personnes âgées, à contribuer à leur épanouissement et au bien-vieillir par la capture de contenus permettant la mise en valeur de leurs expériences de vie.
Un vécu personnel à l’origine d’une innovation sociale
Le militant jamaïquain Marcus Garvey disait qu’un « peuple ignorant de son histoire est comme un arbre sans racines. » Lorsque la transmission des savoirs de vie est manquante, les événements historiques nous sont enseignés à travers les grandes lignes, sans la profondeur des témoignages relatant les circonstances et le vécu de ces événements. Placé dans un contexte d’immigration, le défaut de transmission est accompagné d’une rupture géographique qui accentue la perte d’informations entre les générations.
C’est en partie l’expérience vécue par Sandrine à travers sa propre histoire familiale. En revenant s’installer à Montréal sur les traces de ses grands-parents, en quête de récits sur leur vie d’autrefois, elle réalise toute l’importance de la transmission intergénérationnelle nécessaire à la préservation d’un patrimoine familial.
Crédit photo: Youssef Shoufan
Quelques années auparavant, une expérience d’enquête de terrain menée dans le cadre de sa thèse de doctorat en urbanisme l’amenait déjà à découvrir, de manière fortuite, le public des personnes âgées. Interrogées sur leurs ressentis et perceptions à l’égard de leur cadre de vie, les personnes âgées qu’elle rencontrait se révélaient disponibles, en quête d’interactions sociales et appréciaient ce moment qui leur était dédié. Sandrine a vite constaté qu’elles ressentaient un grand besoin d’écoute et étaient disposées à échanger, à raconter leurs expériences et à livrer des histoires personnelles aux oreilles attentives. Forte de ces contacts avec le troisième âge, Sandrine a commencé à assembler les briques d’un futur projet de recueil de récits de vie.
La pandémie de Covid-19 agit comme un élément déclencheur à concrétiser cette initiative. Les actualités qui révèlent l’ampleur des défaillances dans la prise en charge des personnes aînées et de l’échec du modèle sociétal dans sa fonction d’inclusion auprès de cette population, la poussent à agir. Bénévole aux Petits Frères, Sandrine effectue des appels d’amitié auprès des personnes âgées isolées afin d’entretenir un lien social. Ainsi, quand elle voit passer l’appel à projets de l’Incubateur civique de la MIS, Sandrine est motivée à se lancer dans un projet à impact social positif qui lui tient à cœur, avec le récit de vie comme élément central.
Au moment d’intégrer le parcours de l’Incubateur civique, le projet Paroles d’aînés est au stade de l’idéation :
« Même si ce projet a une genèse ancienne, je n’avais pas encore imaginé de solution concrète. Depuis un moment, je souhaitais créer mon propre projet et le programme de l’Incubateur civique m’a donné l’envie d’y aller. Je me disais qu’il y avait une cohorte de porteurs et porteuses de projets qui allait être formée puis accompagnée et je voulais en faire partie. »
— Sandrine
Contrer l’âgisme et favoriser le changement de représentations
À travers des recherches sur l’âgisme, des échanges avec du personnel soignant confronté aux limites de la prise en charge de la population âgée et de nombreux contacts avec des personnes aînées, Sandrine identifie plusieurs problématiques. Tout d’abord, les personnes âgées font souvent face à l’isolement. Particulièrement vulnérables, parfois victimes d’exclusion, elles sont plus susceptibles de subir la solitude et la rupture des liens sociaux. Cette situation s’explique notamment par la prédominance des représentations négatives sur la vieillesse dans la société occidentale.
Notons également le manque de valorisation de leurs expériences de vie par les autres générations, mais aussi par cette génération elle-même. En effet, comme l’image de soi est en partie construite par le regard que les autres portent sur un individu, un cercle vicieux s’installe dans lequel les personnes aînées intègrent la perception dévalorisante des autres, ce qui a pour impact de miner leur confiance et de taire leurs récits. Dès lors, une rupture de transmission des savoirs s’installe.
L’ensemble des comportements d’âgisme, répandu dans nos sociétés, représente donc une menace à notre héritage collectif, au bien-être de cette génération vieillissante et au mieux-vivre ensemble.
« Comment alors changer les comportements ? »
Paroles d’aînés propose de redonner une voix aux personnes âgées en capturant des contenus de leurs vécus afin de réhabiliter le pouvoir d’expression et d’agir de cette génération dans la société. En valorisant les récits de leurs vécus, ce sont les individus eux-mêmes qui sont mis en valeur : ils reprennent confiance en eux et en la richesse de leur contribution à la société, ils œuvrent à transformer les normes culturelles et à accroître l’empathie en améliorant la compréhension autour du vieillissement, ils participent à réduire les inégalités socioéconomiques en dissipant les préjugés sur la vieillesse. Pour les autres générations, c’est une nouvelle posture relationnelle et enrichissante qui s’impose. C’est ainsi que le récit de vie devient un outil d’inclusion sociale et d’accompagnement du bien vieillir.
Imaginer des solutions qui maximisent l’impact
« La capture des contenus est le point central du projet, mais je m’interrogeais sur la forme et le support. J’ai un attrait fort pour la voix avec ses intonations, les rires, la chaleur qu’elle transmet. Elle révèle l’intime. Garder une trace sonore, c’est précieux et je tenais à ce que l’audio fasse partie de l’expérience. Pour autant, j’avais du mal à imaginer le cadre dans lequel recueillir et partager les témoignages. Tout cela restait flou. »
— Sandrine
Au fil du parcours de l’Incubateur civique, des éléments de réponses ont été apportés, comme le fait de distinguer divers types de récits et leur valeur qui va différer selon les publics, afin de trouver l’adéquation la plus forte dans l’agencement conteur-récit-lecteur/auditeur. Pour Paroles d’aînés, deux volets ont été identifiés :
- La transmission familiale : collecter des anecdotes et des moments de vie individuels dans le cadre privé, à la demande des personnes aînées ou de leurs proches pour les transmettre aux générations futures sous forme de récit écrit, d’enregistrement sonore ou de livre-photos.
- La transmission intergénérationnelle : ouvrir l’expérience aux personnes aînées hors du cadre familial pour participer à un exercice de mémoire collective dans des projets de recherche-action et en faire profiter un plus large public à travers des expositions ou des documentaires.
À chaque volet ses prototypes, ses stratégies de démarchage et de communication et ses étapes de déploiement, en se concentrant dans un premier temps sur la transmission familiale, plus simple à aborder et génératrice de revenus :
« L’objectif est de commencer à créer du contenu dans le cadre privé. Cela me permet d’expérimenter le recueil de récits, de tester les formats de diffusion et d’avoir une preuve de concept avant de passer à plus grande échelle et d’aller démarcher des partenaires potentiels.
Grâce aux éclairages pertinents de l’Incubateur civique, j’ai levé mes blocages et pris confiance en moi. Mon projet est plus clair, plus solide et muni d’une feuille de route. Je sais où je vais et me revendique porteuse de projet en innovation sociale avec une motivation sans pareil ! »
— Sandrine