Surcy : réduire l’impact environnemental de la construction grâce au réemploi des matériaux
De la production des matériaux à leur enfouissement après la démolition d’un bâtiment, les activités de la construction s’inscrivent encore majoritairement dans un modèle de consommation et d’économie linéaires, faute d’accessibilité ou d’intérêt pour la revalorisation des ressources. C’est à cet enjeu que souhaitent répondre les membres d’Architecture Inform Melania Grozdanoska et Jonathan Tremblay avec leur projet Surcy, sélectionné dans la cohorte 2022 de l’Incubateur civique de la Maison de l’innovation sociale (MIS). En misant sur la déconstruction plutôt que sur la démolition lorsque l’option de préservation du bâti n’est plus possible, Surcy veut faciliter l’intégration de la circularité dans l’industrie de la construction.
La mission de Surcy est de soutenir le développement de pratiques circulaires dans la gestion des matériaux, c’est-à-dire de faciliter la déconstruction et le réemploi des ressources dans l’industrie. Pour quelle raison cette pratique reste-t-elle minoritaire aujourd’hui dans le secteur?
Jonathan: Les raisons sont multiples. Tout d’abord, revenons sur le terme de déconstruction, qui est une étape inhérente à la revalorisation des matériaux. Lors d’une déconstruction, les matériaux sont enlevés, regroupés puis déplacés pour être conservés en attendant d’être réutilisés. Lors d’une démolition, les matériaux sont simplement détruits. Selon la réglementation actuelle, les matériaux récupérés d’un bâtiment sont considérés comme des déchets, donc légalement inutilisables, au même titre que s’ils résultaient d’une démolition.
Melania: Cette réglementation freine considérablement le réemploi et la contourner nous expose à une autre problématique qui est celle de la conformité des matériaux récupérés. En effet, même si leur qualité n’est pas dégradée, ces matériaux ne s’intègrent pas forcément dans les gammes de produits présentement sur le marché. Il est alors difficile de les certifier conformes aux normes de construction en vigueur et donc de les réintégrer à un nouveau projet pour des questions de responsabilité sur la garantie de leur état.
Jonathan: Malgré cela, il existe aujourd’hui quelques initiatives en faveur de la déconstruction. et du réemploi. Cependant, elles se heurtent à un savoir-faire qui a peu à peu été mis de côté au fil des dernières décennies. Et pour cause, par le passé, le coût de la main-d’œuvre était faible et celui des matériaux élevés. Il n’était pas question de démolir, mais de déconstruire pour récupérer les précieux matériaux dans le meilleur état possible. Puis la courbe s’est inversée en raison de divers facteurs comme l’émergence de la spéculation immobilière ou le développement d’outils mécanisés qui permettent des démolitions plus rapides. L’industrialisation de l’habitat et la globalisation de l’économie ont ainsi rendu les matériaux beaucoup plus accessibles. Alors, pour de nombreuses entreprises en construction, la logique est devenue : pourquoi consacrer du temps et un budget conséquents à la déconstruction pour s’encombrer avec des matériaux usagers quand on a accès si facilement à des matériaux neufs ? La démolition fait gagner du temps sur un chantier. Cela demeure un critère de rentabilité déterminant. Il faut aller vite ! Or, avec la démolition, tout finit à l’enfouissement ou au recyclage, que la matière en place soit encore en bon état ou non.
Melania: Oui mais avec la hausse des coûts des matières premières ces dernières années et les difficultés d’approvisionnement, de nouvelles pratiques plus vertueuses sont en train de se mettre en place. La demande pour le réemploi est grandissante! Cependant en tant qu’architectes, nous sommes encore souvent témoins de pratiques de démolition. C’est un enjeu écologique connu pour lequel nous voulons proposer une solution, car notre métier a un impact important sur l’environnement et nous vivons dans un monde avec des ressources limitées. Rien que dans le secteur de la construction, la production des matériaux consomme un tiers des ressources mondiales¹ et leur démolition engendre 3,3 millions de tonnes de résidus par année au Québec.²
Pour éviter cela, vous avez imaginé Surcy, une plateforme transversale regroupant à la fois un répertoire d’acteurs et d’actrices du secteur, un inventaire de matériaux et des ressources pour sensibiliser au réemploi. Comment cette idée a-t-elle pris forme ?
Melania: Le sujet de la revalorisation des matériaux est venu à nous lors du visionnage d’un documentaire sur l’organisme Rotor DC qui est un leader en Belgique dans ce secteur. En voulant intégrer cette dimension du réemploi dans les projets de notre firme, Architecture Inform, nous nous sommes confrontés à la réalité et avons vite saisi les difficultés de l’accès aux matériaux récupérés : les informations sont fragmentées, les points de vente sont de petite taille et peu connus et il faut se rendre sur place pour valider la quantité et la qualité des inventaires. C’est très chronophage. Au fur et à mesure de nos prospections, notre équipe se sentait à la fois déterminée, mais aussi découragée par l’ampleur de la tâche, surtout lorsqu’on sait qu’en quelques clics, il est possible d’acheter des matériaux neufs livrés directement à notre porte. Puis ça a été un déclencheur pour nous! Nous avons réalisé que pour répondre à notre besoin, il faut changer tout un système. Cela va au-delà d’une nouvelle direction dans notre pratique, c’est un projet à part entière que d’intégrer l’économie circulaire dans le secteur de la construction.
Jonathan: Il existe déjà des initiatives, comme celle d’Architecture sans frontières – Québec avec leur projet Matériaux sans frontières ou le nouveau Centre d’études et de recherches intersectorielles en économie circulaire (CERIEC) de L’École de technologie supérieure (ETS) qui adresse, entre autres, les enjeux de réglementation cités plus haut, mais elles restent marginales et méconnues de l’industrie. Nous n’en sommes qu’aux balbutiements de réintégrer la circularité dans les métiers de la construction. Il nous faut agir rapidement pour contrer la crise climatique et plus il y aura d’acteurs et d’actrices qui travaillent en parallèle et en complémentarité, plus vite nous pourrons réduire l’impact environnemental du secteur.
En s’appuyant sur les travaux existants, notre projet Surcy cherche à accélérer ce changement en créant un maillage entre celles et ceux qui travaillent dans l’industrie, de la déconstruction jusqu’à la reconstruction. Notre intention est de rassembler tout le monde autour d’une pratique en économie circulaire en facilitant une vue d’ensemble sur des activités qui s’organisent pour le moment en silos. En développant une plateforme qui fait le lien entre différents partenaires, nous voulons améliorer la traçabilité des matériaux, rendre leur acquisition la plus simple possible et accompagner les usagers et usagères dans leurs projets.
Vous avez déjà une idée précise de la forme que va prendre Surcy. La problématique et les obstacles sont identifiés. Quelles étaient vos attentes en intégrant l’Incubateur civique ?
Melania: Nous sommes un groupe de quatre personnes à travailler sur le projet Surcy. Jonathan et moi suivons le parcours de l’Incubateur civique et Amélie Tremblay et Sébastien Beauregard complètent l’équipe. Nous avons déterminé ensemble les composantes de la plateforme qui viennent lever les obstacles au réemploi que nous avons identifiés. Mais notre plus grande crainte était de créer un énième site internet que personne ne va consulter. Nous avons alors ressenti le besoin d’être accompagnés pour structurer un projet de cette envergure qui implique un grand nombre de ressources humaines et techniques.
Jonathan: En allant parler sur le terrain à différentes personnes en construction, démolition, architecture, ingénierie, design, vente de fournitures, nous nous sommes rendu compte que chaque métier a des enjeux particuliers quant au réemploi des matériaux et que, pour y répondre, notre plateforme serait multifacette. Mais comment se coordonner pour parvenir à cette notion de transversalité ? C’était notre questionnement principal en commençant le parcours de l’Incubateur civique… et il a été suivi par beaucoup d’autres interrogations !
Y a-t-il un moment clé où vous avez senti que le projet prenait un nouveau virage ?
Jonathan: Dès les premiers ateliers, nous sommes revenus sur la problématique afin de la définir précisément en questionnant chaque réponse apportée. Au fil des “Pourquoi…”, nous avons commencé à comprendre que notre réflexion se concentrait sur la surface alors qu’il fallait creuser beaucoup plus en profondeur. Un déclic nous a fait réaliser que Surcy s’insère dans une industrie très polluante qui n’a pas encore les leviers opportuns pour entamer une transformation durable, par manque d’intérêt, d’opportunités ou d’accessibilité.
Melania: Notre défi est donc d’accélérer le changement dans une industrie dont le rapport à l’environnement est complexe car il est perçu comme un frein à ses activités. Formulé ainsi, c’était un peu intimidant, mais nous avons ensuite posé nos idées sur papier et réfléchi à l’impact recherché à différents horizons. Cette étape de visualisation du projet dans son ensemble nous a enlevé un poids. C’est bien moins de stress que de voir comment vont s’enchaîner les étapes et d’avoir un fil conducteur.
Melania Grozdanoska et Jonathan Tremblay (Crédit photo: Youssef Shoufan)
Quelles sont alors les solutions que vous avez imaginées pour amener le changement ?
Melania: L’immobilisme observé dans les pratiques de l’industrie est en partie dû à un manque de sensibilisation à la valeur des matériaux utilisés. Il est nécessaire de changer la manière de les évaluer en attirant notamment l’attention sur la partie historique du matériau, sur le fait de conserver du patrimoine à travers une ressource qui va être réemployée. C’est un premier argument. Ensuite, nous pouvons communiquer sur le coût environnemental qu’engendre la production d’un matériau neuf en comparaison au réemploi d’un matériau récupéré et enfin le coût d’acquisition réduit de ce dernier. Avec l’envolée des prix des ressources ces derniers mois, la revalorisation pourrait bien convaincre les plus réfractaires.
Jonathan: Pour minimiser la résistance au changement, nous voulons proposer une alternative viable aussi attrayante que le processus habituel en mettant notre plateforme à disposition. L’objectif recherché avec Surcy est de rendre l’acquisition de matériaux usagés aussi facile que l’achat de matériaux neufs en connectant des personnes qui ont des matériaux à des personnes qui en ont besoin.
Melania: Par exemple, une ou un propriétaire rénove sa maison et fait appel à une société de déconstruction pour démanteler des briques, la charpente, des éléments de plomberie et des tuiles. Cette même personne les enregistre ensuite sur la plateforme pour en faire don ou les revendre, ce qui peut intéresser des commerces de matériaux de réemploi et qui compte parmi sa clientèle des services de plomberie, des artistes travaillant le bois et des cabinets d’architecture sensibilisés au réemploi des matériaux.
Jonathan: Selon les métiers ou l’état d’avancement des projets, les besoins et les objectifs des individus seront différents sur la plateforme. C’est pourquoi nous travaillons fort sur le parcours usager afin de les orienter vers les ressources adéquates et leur fournir un accompagnement optimal dans l’adoption des pratiques de réemploi des matériaux. Nous sommes convaincus qu’en mettant un outil optimisé à leur disposition et en augmentant la visibilité de pratiques économiquement viables et inspirantes ancrées dans la réalité de l’industrie, l’adoption de nouvelles habitudes n’en deviendra que plus facile. Pour y parvenir, nous sommes présentement en recherche de financement. Si vous êtes intéressés par le projet, inscrivez-vous à notre infolettre ou contactez-nous !
¹ Fondation Ellen MacArthur, 2019
² RECYC-QUÉBEC, Bilan 2018 de la gestion des matières résiduelles au Québec
Pour creuser le sujet davantage, consultez cet article paru dans le magazine Esquisses de l’Ordre des architectes du Québec : Réemploi de matériaux : parcours à obstacles