#01, Juin 2019
L’ESSAI
Investir les failles
Symbole de démocratie et d’inclusion, la participation citoyenne est cet espace d’audace et de réinvention nécessaire pour s’introduire dans le système et ébranler ses fondements.
Jonathan Durand Folco ne se fait pas d’illusions. «Bien sûr que la participation citoyenne a été récupérée. Et ce, depuis qu’elle est revenue à la mode, dans les années 1990. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas la disputer à ceux qui l’accaparent à des fins électorales.» Au contraire, pour ce titulaire d’un doctorat en philosophie et professeur d’innovation sociale passionné de démocratie, il est de notre devoir de l’habiter pour lui donner du sens.
Pour l’Institut du Nouveau Monde, un organisme montréalais qui fait de la participation citoyenne le cœur de sa mission depuis 15 ans, elle se définit comme «l’exercice et l’expression de la citoyenneté à travers la pratique de la participation publique, sociale et électorale». La réalité derrière l’expression est assurément plurielle, confirme Jonathan. «Elle peut désigner de simples réunions d’information, des exercices de consultation publique encadrés comme des processus de cogestion où les décisions sont véritablement prises en commun. Derrière chacune de ces manifestations se cache un degré de pouvoir différent pour le citoyen.»
La participation citoyenne aurait donc de multiples visages, des plus institutionnalisés aux plus spontanés. Dans À nous la ville, publié en 2017, Durand Folco réaffirme l’importance de ces derniers: les initiatives disparates, libres et audacieuses de la participation citoyenne—qu’il s’agisse d’agriculture urbaine, de frigos communautaires, de mise en commun de matériel, de services ou de sources d’énergie—seraient l’étincelle d’une véritable transformation sociale. « Le quartier, la ville, la communauté sont au coeur de cette effervescence. À l’heure actuelle, c’est à cette échelle que les projets les plus prometteurs ont lieu.»
«Il ne faut pas pour autant laisser de côté l’action politique», s’empresse-t-il d’ajouter. «Il existe des failles dans le système dans lesquelles nous devons nous introduire pour essayer de changer les institutions à tous les niveaux.» Mais en attendant, ces projets sont la preuve que partout sur la planète des groupes d’individus partagent des valeurs de solidarité, d’autonomie et d’action collective.
Par ailleurs, la distance croissante perçue entre l’exercice citoyen traditionnel et ses retombées sur nos vies est une des raisons principales de la crise de confiance dont souffre la démocratie. Et la lenteur des processus est son corollaire. En agissant à petite échelle, les citoyens perçoivent immédiatement les retombées de leurs actions. Ce cycle de rétroaction court est source de satisfaction, d’empowerment, et encourage à continuer. Surtout, l’absence de règles caractérisant ces initiatives qui viennent d’en bas permet l’audace nécessaire à l’innovation dont nous avons besoin.
Mais les freins au développement d’une participation citoyenne massive sont nombreux. Les inégalités économiques, culturelles et même géographiques dressent une première barrière à l’entrée. «Bien sûr tout le monde est invité, mais sans argent pour acheter le billet de bus, ou sans service de garde pour les enfants, certaines personnes sont automatiquement exclues de la majorité des événements citoyens.»
Et puis, nous manquons tous cruellement de temps. Dans un contexte d’accélération constante du rythme de nos vies et de nos milieux de travail, même les agents mobilisateurs de la participation, qui sont ce rouage irremplaçable entre le citoyen isolé et les instances du pouvoir, s’essoufflent. Dans À nous la ville, Durand Folco propose d’ailleurs quelques pistes pour mieux soutenir l’action citoyenne, dont une politique du temps, qui serait «une condition nécessaire à la démocratisation [de l’économie]».
La participation citoyenne défendue par les organismes
Le parcours de vie de Nadine St-Louis, entrepreneure sociale, militante autochtone et fondatrice des Productions Feux Sacrés, est bien différent de celui de Jonathan, et pourtant leur vision des enjeux citoyens se rejoignent singulièrement. À commencer par la nécessité d’enraciner l’action au cœur de la ville, d’avoir une présence physique dans sa communauté. «La brique et le mortier, martèle-t-elle. On ne peut pas produire des événements assis sur le coin d’un trottoir.» En l’occurrence, c’est en plein sur la place Jacques-Cartier qu’elle a créé l’Espace culturel Ashukan, en 2015. Bien plus qu’une galerie d’art, cette structure unique à Montréal se veut un incubateur économique et citoyen pour les artistes autochtones, un lieu d’éducation du public et de dialogue entre les cultures. Surtout, il est le seul à vendre des créations 100% autochtones dans un quartier envahi par les capteurs de rêves made in China, que tout un système hérité du colonialisme et soumis au tourisme de masse tolère et entretient.
Nadine St-Louis est la preuve vivante que la participation citoyenne organisée peut mener loin, mais aussi qu’elle exige un engagement titanesque. Dans sa lutte pour une société plus juste et plus inclusive, elle désigne la complexité et le cloisonnement des institutions comme ses ennemis principaux. Sans relâche, elle doit s’adresser à tous les paliers de décision, rédiger des rapports interminables et défendre sa programmation, projet par projet, dans les deux langues officielles. «Je frappe à la porte du municipal, du provincial, du fédéral, mais aussi du milieu des arts, du tourisme, de l’innovation sociale, ou encore des fondations et du corporatif. Je suis ce circassien qui fait tourner des assiettes sur un bâton, et je dois constamment veiller à les faire tourner toutes en même temps.»
La participation citoyenne serait donc un véhicule à deux vitesses, qui avance grâce aux efforts de citoyens technocrates, solidement armés et habitués à se représenter, ne laissant aucune chance aux personnes isolées et non expertes de voir un jour leur action peser dans la balance.
Sauf qu’il y a l’art, répond Nadine St-Louis. Et que cette expression est la seule capable de libérer nos esprits pour finalement briser la résistance au changement. Et Durand Folco ne dit pas autre chose, quand il en appelle à la création d’un idéal commun pour souder les communautés. Car pour bouger, encore faut-il regarder dans la même direction. Et quant à ça, la participation citoyenne peut beaucoup. En attendant de réformer la démocratie qui nous déçoit aujourd’hui, elle a le mérite de pousser systématiquement les gens les uns vers les autres, et ainsi de renforcer le tissu social distendu et miné par l’individualisme. Elle est ce terreau indispensable à l’instauration d’une démocratie véritablement participative.
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