#10, Décembre 2021

L’ENTRETIEN

Comment s’outiller pour parvenir à assumer l’approche systémique?

Darcy Riddell, Raccords #10, Systems approach, Systems change

Les systèmes n’ont absolument rien de nouveau. Nous existons par et au sein des systèmes depuis toujours. L’approche systémique, en contrepartie, est beaucoup moins répandue que les systèmes eux-mêmes.

Pour Darcy Riddell, consultante en stratégie et changement de système, l’importance d’adopter ou non une approche systémique n’est pas relative: il s’agit de la seule bonne manière d’observer et d’agir sur le monde tel qu’il est pour parvenir à le changer positivement.

Comme toute démarche qui s’inscrit à contre-courant des points de vue dominants et qui vise à opérer un changement durable dans le monde, adopter une approche systémique comporte son lot de défis. C’est pourquoi il peut parfois s’avérer tentant et plus facile de répondre à des problèmes complexes par des solutions rapides et linéaires. Dans cet entretien, Darcy nous explique pourquoi il est fondamental de garder le cap sur les systèmes qui sont aux sources des problèmes. Elle affirme avec conviction que, « pour poser des actions efficaces, nous ne pouvons plus nous considérer comme isolés ». Spécialiste à la fois de la pensée et du terrain, elle nous donne des moyens concrets pour y parvenir.

Raccords : On entend souvent dire qu’un changement systémique s’attaque à la racine d’un problème. Pourtant, les problèmes sociaux et environnementaux chroniques et complexes présentent de multiples facettes et impliquent de nombreuses interdépendances. Dans ce contexte, comment s’y prendre pour identifier la source d’un problème? Pouvons-nous réellement prétendre nous attaquer à sa racine? Dans cet ordre d’idées, qu’est-ce que le changement systémique, et comment est-il rendu possible?

Darcy Riddell : Les problèmes auxquels nous faisons face aujourd’hui dans un contexte de mondialisation sont en effet complexes et multidimensionnels. La pensée systémique permet d’aborder ces enjeux en considérant la racine du problème, puis d’établir un cadre de référence qui en tienne compte. Ceci étant dit, la pensée et la transformation systémiques ne s’attaquent pas exclusivement à la racine d’un enjeu. Réfléchir de manière systémique, c’est plutôt considérer les pratiques perpétuées sur le long terme par nos sociétés pour maintenir en place les structures d’un système brisé. C’est une façon de comprendre, de contextualiser et de se responsabiliser, en s’assurant que l’on considère l’ensemble du système lorsque vient le temps de réfléchir et de poser une action. Prenons par exemple le cas précis de la violence conjugale en considérant que cet enjeu a comme racine le patriarcat. Du point de vue du changement systémique, on pourrait dire que le simple fait de fournir des opportunités économiques aux victimes pour qu’elles puissent sortir de leurs ménages abusifs n’adresse pas le problème à sa source. Par ailleurs, je comprends parfaitement que l’on puisse se sentir dépassé lorsque l’on songe à transformer l’ensemble du système en place. Nous passons beaucoup de temps à contempler le problème. Toutefois, selon moi l’approche systémique pose plutôt la question inverse, à savoir : comment pouvons-nous espérer résoudre les problèmes auxquels nous faisons face si nous ne nous attaquons pas d’abord à cette défaillance du système?

Ceci étant dit, qu’est-ce que le changement systémique, et comment le mettre en place? Bien que l’expression soit à la mode de nos jours, le changement systémique apparaît encore aux yeux de plusieurs comme un phénomène grandiose, voire insurmontable. En tant qu’individu, comment peut-on, à travers ses propres actions et réflexions, contribuer à résoudre des enjeux d’une telle ampleur?

Un premier obstacle à notre engagement pour répondre aux enjeux socio-environnementaux est la division en silos des comportements et de la pensée. Bien souvent, les gens ne croient pas détenir le pouvoir d’avoir un impact en dehors de leur sphère d’action individuelle. Une partie de la solution réside donc dans le décloisonnement de nos actions et de nos réflexions individuelles, afin de penser au problème de manière plus globale. Qui d’autre est confronté à ce problème autour de vous? Où se situent ces gens par rapport au système? Le changement systémique requiert l’engagement commun de personnes occupant diverses fonctions au sein du même système. Ces perspectives multiples permettent de former des réseaux riches, et de travailler ensemble afin d’identifier de nouvelles approches qui seront beaucoup plus que des solutions rapides. Nous devons réduire les symptômes des problématiques, tout en abordant les dynamiques sous-jacentes des systèmes.

Cette approche systémique et décloisonnée peut sembler hors de notre portée. Toutefois, nous pouvons tous échanger avec nos pairs afin d’identifier et de comprendre les actions individuelles qui contribuent à perpétuer une situation problématique au sein de notre société. Chacun peut ainsi mieux comprendre son propre pouvoir d’action, et faire bouger les choses de manière significative.

Cette inertie face au changement systémique est parfois observée au sein de grandes institutions, telles que les organisations gouvernementales. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous devons travailler main dans la main avec nos gouvernements et les acteurs du secteur privé. Ce n’est pas que leurs intentions soient mauvaises, bien au contraire, mais plutôt qu’ils ne visualisent pas toujours leur plein potentiel en tant qu’acteurs de changement. Ils restent donc campés dans leurs façons de faire, malgré le fait qu’ils aient accès à de nombreuses ressources. Ces organisations doivent comprendre leur posture au sein du système, et travailler de façon concertée avec les autres acteurs déjà à l’oeuvre pour régler les problématiques complexes de notre société.

L’approche systémique n’est pas radicalement nouvelle, car nous sommes déjà tous partie intégrante de systèmes existants. Ce qui est radicalement nouveau, c’est de constater qu’il est possible de générer un changement au sein de notre système en faisant collaborer de façon intégrée une diversité d’acteurs de différents secteurs. Ce tournant culturel est à la portée de toutes et de tous.

Une des premières étapes d’une approche systémique consiste à reconnaître la complexité du problème en question et à essayer de le représenter de manière visuelle. Illustrer la globalité du système à l’aide d’images, d’éléments visuels et de modèles, nous permet de mieux comprendre les éléments du système en jeu et leurs liens d’interdépendance les uns aux autres. C’est en définissant bien ce système et ses frontières que nous pourrons nous représenter notre terrain d’intervention, puis identifier et comprendre notre positionnement au sein de ce système.

Un schéma important à garder en tête en cette période de crise mondiale est celui qui illustre simultanément plusieurs échelles et nous aide à nous considérer comme parties prenantes de ces différentes échelles. Afin de poser des actions efficaces, nous ne devons plus nous considérer comme des entités isolées, mais comme parties intégrantes de plusieurs systèmes. Tous les systèmes sont connectés, qu’ils soient locaux ou globaux, personnels ou collectifs.

Raccords : Selon vous, comment l’innovation sociale s’intègre-t-elle dans cet impératif de changement systémique?

Darcy : Il y a beaucoup de liens à faire entre l’innovation sociale et l’approche systémique. Selon moi, certaines approches en innovation sociale sont plus systémiques que d’autres. Nous avons parlé du changement systémique qui peut sembler nous dépasser par son ampleur, tandis que l’innovation sociale, elle, est très axée sur la collaboration, l’action concrète et la construction du meilleur système possible. L’approche systémique peut contribuer à garantir qu’une approche d’innovation sociale ne se contente pas de reproduire des idéologies dépassées, des solutions rapides simplistes, ou encore des solutions entrepreneuriales qui ne s’attaquent pas vraiment aux racines plus profondes d’un problème. Ces types de solutions agissent en surface et font oublier la nécessité d’agir pour résoudre un problème systémique important. Pour adopter l’approche systémique en innovation sociale, on peut se poser la question suivante : « Quel système mon projet va-t-il alimenter? » Par exemple, certaines personnes estiment que nous n’avons pas le temps de réparer le capitalisme et que, pour réagir face au changement climatique, nous devons simplement développer et mettre en place des technologies d’énergie renouvelable à grande échelle. L’approche systémique nous permet de contester cette stratégie, en posant certaines questions précises : que vient alimenter cette technologie? Quels systèmes seront touchés par cette énergie? Va-t-elle continuer de contribuer à une consommation effrénée et illimitée? Servira-t-elle à fournir encore davantage d’énergie à des systèmes sclérosés qui nuisent aux humains et à la planète? En répondant à ces questions, on constate aisément que les solutions impliquant la consommation de l’énergie comme ressource illimitée ne répondent pas au problème du changement climatique, et ce même si cette énergie est renouvelable.

Raccords : D’un point de vue conceptuel, l’approche systémique semble la voie la plus pertinente et la plus évidente pour résoudre les problèmes complexes. Pourtant, et vous l’avez mentionné vous-même, de tels problèmes peuvent sembler insurmontables dans la pratique. En tant que formatrice et praticienne expérimentée dans les domaines du changement systémique et de l’innovation sociale, pouvez-vous partager certaines de vos observations principales sur les actions qui répondent à la complexité des systèmes?

Darcy : Au cours de ma carrière, j’ai eu le privilège de m’impliquer au sein de mouvements sociaux et environnementaux, de travailler auprès d’innovatrices et d’innovateurs sociaux et, plus récemment, de collaborer avec des fondations et organisations philanthropiques axées sur le changement systémique. Ce que j’ai constaté, c’est qu’il y a un besoin important lié au renforcement des compétences. Le fait d’être soutenu par des communautés d’apprentissage et de pouvoir échanger avec ses pairs est un vecteur essentiel du changement. Je suis ravie d’avoir pu participer à ce processus de renforcement des compétences tout au long de ma carrière. J’ai également constaté qu’il est important d’investir dans les individus qui participent au changement, pour leur permettre de se ressourcer et de s’inspirer.

Le développement des compétences peut se faire en contexte pratique dans le cadre de la mise en œuvre d’un projet, ou dans le cadre de programmes théoriques axés sur l’apprentissage. L’implication dans une communauté d’apprentissage portant sur les approches systémiques et la mise à l’échelle est en elle-même une expérience très transformatrice pour les dirigeants des organisations. Les individus qui y prennent part sont habités par une cause commune et puisent dans cette communauté soutien et inspiration. C’est ce que j’ai pu observer au cours de mes recherches liées aux différents types de mise à l’échelle, puis dans le cadre du programme de formation que j’ai dirigé pendant plusieurs années. Être impliqué dans de telles communautés d’apprentissage aide les dirigeants à faire avancer les innovations et le changement organisationnel, mais leur permet aussi d’utiliser ce réseau pour diffuser et déployer leurs innovations dans le monde. L’association Ingénieurs sans frontières a utilisé cette approche, tout comme l’Institut Tamarack. Ce dernier a déployé son programme « Vibrant Communities » en adoptant une approche fondée sur l’apprentissage, notamment à travers la mobilisation, le partage des connaissances et la formation de réseaux. Cet exemple prouve qu’un bon processus de renforcement des compétences peut donc devenir un levier du changement systémique et social.

Selon moi, le changement systémique doit inclure un objectif de renforcement des compétences, car le changement nécessite une évolution des mentalités et des structures inhérentes au système. Nous devons travailler en ce sens. Le renforcement des compétences nous permet de soutenir les individus impliqués, afin qu’ils puissent prendre des risques et contribuer à bâtir ce nouveau monde. C’est là que réside la force de l’alliance entre innovation et approche systémique, car il est plus facile d’inspirer et de rallier les gens si vous pouvez leur raconter une histoire qui décrit leur rôle comme acteurs du changement vers un monde nouveau et meilleur.

Voici une autre façon de voir les choses : bon nombre des systèmes auxquels nous appartenons ont été conçus sur la base de visions du monde et de mentalités très différentes de celles qui permettent à la vie de prospérer de nos jours. Ces mentalités et ces narratifs sont à l’origine de la façon dont nous avons défini nos systèmes de gouvernance, l’ordre social et les structures de nos sociétés, ou encore ce que constitue une saine économie. Ces narratifs expliquent l’architecture des systèmes actuels et nous savons désormais que les hypothèses qu’ils impliquent sont erronées ou du moins, inexactes. Elles sont construites sur une conception d’un monde que nous comprenons désormais comme beaucoup plus complexe qu’auparavant. De plus, ces hypothèses sont articulées autour de la maximisation de certaines variables ou de résultats souhaités. La raison pour laquelle les systèmes flanchent à l’heure actuelle, c’est qu’ils ont été construits à partir de mentalités restreintes qui ne permettent pas de faire face à la complexité du monde d’aujourd’hui.

Comment adopter une nouvelle mentalité? Cela passe par des transformations à la fois personnelles et collectives, car on ne se transforme jamais en vase clos ; la transformation passe par la discussion avec autrui autour d’expériences différentes, afin de leur donner un sens nouveau. Toutefois, l’individu joue un rôle majeur dans le changement systémique. À titre d’individu ou d’organisation, il est important de reconnaître le rôle que nous jouons tous en permettant à des systèmes que nous n’apprécions pas de perdurer. Comment se situer dans le système? Il n’existe pas de vue de nulle part. Nous sommes toujours quelque part. Nous sommes dans le système, de manière incarnée, intégrée et participative. Il faut apprendre à se tisser dans l’histoire de ce système et dans les manières de le transformer.

Les individus qui ont mené des efforts de changement avec succès rapportent pour la plupart avoir adopté une pratique soutenue d’autoréflexion. Peu importe la technique choisie, il est capital de poursuivre consciemment une voie de développement personnel afin de devenir un agent efficace au niveau du changement systémique. Nous avons tous des angles morts qui nuisent à notre compréhension des expériences vécues par d’autres. Le travail sur soi propose des outils pour faire évoluer nos mentalités, pour développer notre multidimensionnalité et pour faire confiance aux autres, plutôt que de penser qu’il est essentiel de demeurer aux commandes.

Raccords : Pourriez-vous nous donner un exemple tiré d’études de cas ou de votre expérience professionnelle, qui pourrait illustrer comment se déploie un impact systémique dans un contexte intersectoriel?

Darcy : J’ai travaillé à la protection des forêts anciennes en Colombie-Britannique, notamment à la protection de la Forêt tropicale de Great Bear. Nous travaillions à redéfinir notre idée de l’économie pour proposer une alternative qui soit basée sur la conservation. Pour nous, il s’agissait là d’une très grande réalisation systémique! Nous avons réussi à attirer de nouveaux investissements pour soutenir l’intendance autochtone, et avons contribué à entériner leurs titres et leurs droits fonciers. Au cours de ces efforts, nous avons également identifié un grand nombre de nouvelles zones de conservation au sein desquelles il n’y aurait aucune exploitation forestière, ainsi que d’autres zones qui accueilleraient une exploitation forestière légère. C’était il y a 20 ans en Colombie-Britannique, et je travaille encore aujourd’hui sur ces questions.
La réalité est que nous n’avions pas abordé la source même du problème. En écartant la question de l’appétit sous-jacent de la foresterie industrielle pour l’exploitation de nos forêts, nous avons limité nos actions à la protection de certaines zones de la forêt. De nouvelles lois ont été créées, mais ne représentent à ce jour qu’une goutte d’eau dans un vaste océan de pratiques industrielles nocives, toujours en place aujourd’hui. Il est devenu très difficile de mener la bataille pour accomplir les changements désirés initialement pour la sauvegarde de la Forêt tropicale de Great Bear, puisque les individus qui prennent les décisions en dehors de cette zone forestière demeurent les mêmes. Après tous ces efforts, nous n’avons jamais réussi à faire évoluer les mentalités ou le régime politique en place à l’extérieur des zones protégées, alors il s’y est faufilé.

Pour protéger ce qui reste des forêts anciennes de la Colombie-Britannique, nous devons soutenir l’industrie dans la transition durable et rallier chacune des communautés qui dépendent de l’extraction de ces ressources. La réalité, c’est que nous sommes toujours sur une trajectoire nuisible. Tant que le système dans son ensemble ne reconnaîtra pas les limites de l’environnement, il sera difficile de faire des progrès significatifs. Nous constatons aujourd’hui que nous ne pourrons résoudre définitivement cet enjeu tant que nous ne nous attaquons pas directement au modèle économique, qui demeure source de menace pour nos forêts. Même en adoptant une approche systémique, il y a toujours un cercle concentrique plus large à considérer. Dans ce contexte, il n’y a pas de victoire définitive et parfaite. Toutefois, on constate de manière manifeste que les règles du jeu ont désormais changé! La consolidation des droits des Premières Nations est plus aboutie qu’il y a 20 ans. Ces Nations sont beaucoup plus impliquées que jadis dans la gestion des droits forestiers et elles rebâtissent leurs cadres juridiques et leurs droits d’intendance. Nous avons observé un réel tournant dans ce dossier, ce qui constitue en soi un impact systémique.

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