#11, Mars 2022
L’ENTRETIEN
L’expérimentation en R&D sociale pourrait-elle changer la donne pour l’avenir?
Dans l’imaginaire collectif, l’expérimentation partage l’univers des éprouvettes et des sarraus blancs. Son milieu serait celui de l’expertise technique et scientifique, de l’essai et erreur en laboratoire fermé. Pourtant, l’expérimentation pour tester des idées n’est pas réservée exclusivement aux sciences pures et appliquées, et les laboratoires ne sont pas toujours des pièces fermées dans des centres de recherche. Bien que les structures sociétales en place favorisent davantage l’expérimentation dans les domaines comme la médecine, la finance ou l’ingénierie, il est tout aussi cohérent et pertinent d’instaurer des mécanismes permettant d’expérimenter systématiquement dans les sphères sociales, politiques et culturelles.
Pour Geoff Mulgan, Professeur d’intelligence collective, de politique publique et d’innovation sociale à la University College London (UCL) et ancien directeur général de Nesta (la fondation britannique d’innovation), il est grand temps d’investir collectivement dans un système bien structuré pour l’expérimentation de la R&D sociale. Cela nécessite une culture de l’expérimentation sociale aussi cohérente, institutionnalisée et ancrée dans nos pratiques que ce que nous considérons aujourd’hui comme acquis dans les sciences pures et appliquées.
Raccords: Au sein des entreprises et des institutions scientifiques, on finance naturellement les activités de recherche et développement (R&D) et l’expérimentation. On considère que cet investissement va de soi. Pourquoi cette culture de l’expérimentation est-elle si peu répandue au-delà des murs de nos laboratoires et de nos entreprises?
Geoff Mulgan: Les êtres humains innovent sans cesse; ils tentent constamment de résoudre des problèmes. Ce qui a changé, il y a de cela cent ou cent cinquante ans, c’est que la science – et plus tard, la médecine – est devenue beaucoup plus systématique dans son approche de l’expérimentation. Aujourd’hui, les pays investissent une importante proportion de leur PIB en recherche et développement (R&D). Pourtant, le financement accordé à la R&D sociale reste minuscule par rapport aux sommes investies dans l’intelligence artificielle, l’aérospatiale ou, même, dans la conception de missiles.
Selon moi, l’un des grands défis des prochaines décennies sera de savoir si nous pouvons construire des systèmes qui répondent à nos besoins sociaux, et qui soient aussi efficaces en matière d’innovation et d’expérimentation que ceux vers lesquels nous nous tournons – et qui sont d’ailleurs tenus pour acquis – pour développer des vaccins ou de nouveaux médicaments. Notre société a des défis pressants à relever, liés notamment à la santé mentale et au bien-être, à l’itinérance, à une population âgée croissante et au changement climatique. Pour traiter ces enjeux, il nous faudra faire évoluer nos modes de vie de manière durable. L’expérimentation sociale et environnementale est un outil qui nous permet d’obtenir des résultats positifs en ce sens. Cette expérimentation doit être menée de manière aussi systématique, cohérente et volontaire que celle dédiée aux domaines de la médecine et de l’ingénierie.
Raccords: Vous soulevez une question cruciale : comment pouvons-nous rééquilibrer ce financement afin que l’expérimentation et la R&D sociale bénéficient des ressources nécessaires pour développer des solutions qui changeront la donne et répondront aux enjeux sociaux, économiques et environnementaux auxquels nous sommes confrontés?
Geoff: Dans le domaine de la R&D scientifique, un changement significatif s’est opéré lorsque les gouvernements ont compris qu’il était judicieux d’investir l’argent des contribuables dans la recherche, les laboratoires et les universités. En conséquence de cela, 1 à 2% du PIB vient aujourd’hui généralement du secteur public, sans parler des sommes massives dépensées dans des pays comme les États-Unis et la Chine. Nous avons également vu des engagements importants de la part des entreprises comme DuPont et General Electric, et plus récemment, Google et Facebook. Ces entreprises réalisent que leur survie dépend des investissements en recherche et développement.
Nous avons besoin qu’un changement similaire survienne dans le domaine social. Il faut demander aux gouvernements de fournir le financement fondamental – autrement dit, le financement à haut risque – pour mener à bien la R&D sociale, ce qu’ils ne font pas à l’heure actuelle. Nous devons ensuite encourager l’investissement des entreprises dans la R&D sociale, un domaine qui se concentre davantage sur le développement que sur la recherche fondamentale. Après tout, la sphère sociale est le plus grand secteur de notre économie contemporaine! Le domaine de la santé, par exemple, représente plus de 10 % du PIB au Royaume-Uni, alors que l’éducation représente près de 8 % dans la plupart des pays.
Bien entendu, la philanthropie a un rôle important à jouer, comme dans le développement des vaccins. Une grande proportion de la santé publique à l’échelle internationale repose sur l’aide considérable des fondations. Nous avons besoin que ces dernières soient plus engagées envers la R&D sociale, car leurs ressources financières sont « gratuites ». En d’autres termes, les fondations n’ont pas de comptes à rendre à un électorat, aux investisseurs et investisseuses, ou à la bourse. La philanthropie devrait être en mesure de prendre l’initiative quant aux aspects à long terme et à haut risque du changement social, et ces fondations devraient être suivies de près par les gouvernements. Les marchés des capitaux et les entreprises pourront alors contribuer plus facilement à la R&D sociale, par le biais d’investissements à faible risque.
Raccords: Un partenariat entre acteurs philanthropiques, entreprises et gouvernements (via le financement public) pourrait-il être un modèle pertinent pour faire évoluer cette culture et accroître les investissements dans la R&D sociale et l’expérimentation?
Geoff: Examinons les pistes ayant le potentiel de faire évoluer la culture de l’expérimentation et de la R&D sociale. Prenons la santé mentale comme exemple. Cet enjeu attire de plus en plus l’attention ici comme ailleurs. Dans ce contexte, que peut faire une agence gouvernementale pour mieux soutenir les nombreux individus – 20 à 30 % de la population – qui peuvent souffrir de problèmes de dépression, d’anxiété ou d’isolement, plutôt que cette minime proportion de la population – environ 1 % – qui bénéficie réellement d’un soutien intensif du système de santé? Le changement requis pour atteindre cet objectif est énorme!
Bien entendu, le secteur public a un rôle vital à jouer non seulement au niveau du financement des institutions, mais également sur le plan des mécanismes de prestation des services. Les entreprises sont également des actrices de changement importantes, en particulier dans un contexte pandémique ou post-pandémique, car elles interagissent quotidiennement avec les personnes qu’elles emploient. Elles doivent s’engager envers la santé mentale de leur main-d’oeuvre, par exemple en investissant dans les premiers secours en santé mentale, ou dans de meilleurs programmes de diagnostic et de soutien en milieu de travail. La philanthropie peut tester de nouveaux modèles et recueillir preuves et données sur le sujet – qu’il s’agisse de modèles novateurs de soutien en ligne, ou de nouveaux types de coachs en santé intervenant dans nos communautés.
Autre exemple, le gaspillage alimentaire – qui représente environ un tiers de ce qui est produit pour notre consommation. Il s’agit d’un problème complexe et multidimensionnel, qui pourrait bénéficier des retombées d’une R&D sociale. Une action concertée des gouvernements, des industries et de la société civile est nécessaire pour modifier les modes de consommation, pour réduire le gaspillage alimentaire et pour réorienter les ressources vers les familles à faible revenu. À l’échelle de la ville, les chances de réussir sont considérablement plus élevées s’il existe déjà des objectifs collectifs réalisables, et une compréhension commune du problème. Le gaspillage alimentaire n’est pas seulement l’affaire de la mairie ou des commerces! Tous les secteurs doivent se réunir régulièrement pour examiner ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas, ce que les données démontrent et où se trouvent les goulots d’étranglement et les blocages. Cette approche collaborative est l’essence même de la façon dont la société devrait fonctionner au XXIe siècle pour résoudre les problèmes collectifs.
Je mentionne les thèmes de la santé mentale et du gaspillage alimentaire parce qu’il s’agit de deux enjeux nouveaux qui n’ont pas encore été résolus de manière efficace. Ces problèmes ne peuvent être résolus par un seul individu travaillant d’arrache-pied sur une politique compliquée dans un bureau de planification gouvernemental ou dans un laboratoire industriel. Pour les résoudre, il faut miser sur une expérimentation systémique et itérative complexe, car personne ne connaît vraiment les meilleures réponses pour s’attaquer à ces enjeux. C’est un cheminement de découverte.
Donc, pour répondre à votre question, oui, tout problème complexe et systémique impliquera un partenariat ou un alignement des gouvernements, des entreprises et de la société civile. Même si chacun a son propre programme à proposer, le plus important est que ces acteurs et actrices soient sur la même longueur d’onde pour accroître les retombées collectives.
Raccords: Chaque jour, les responsables de la fonction publique font face à des enjeux de plus en plus complexes et urgents. Ils et elles doivent s’attaquer à des problèmes qui dépassent souvent leur juridiction ou leur domaine de compétence, et ce, de manière rapide, efficace et à moindre coût. Comment l’expérimentation peut-elle les aider à relever ces défis?
Geoff: Il existe de nouvelles méthodes pour les aiguiller. J’ai récemment travaillé sur cela auprès de pays scandinaves. Par exemple, disons que vous essayez de faire en sorte que votre pays ait une consommation énergétique nette zéro. Comment vous y prenez-vous? Vous pouvez établir un objectif partant des administrations publiques et espérer que l’ensemble de la société y adhère. Vous pouvez élaborer un cadre général, qui inclut des politiques de transition des systèmes énergétiques, du logement et de la réglementation de la construction, qui se répercuteront par le biais de collaborations avec les provinces et les villes. Mais cela ne suffit pas. Nous devons encourager l’expérimentation terrain et l’innovation sociale avec les communautés, les entreprises et le secteur public, puis communiquer leurs conclusions aux instances décisionnelles politiques et au public. Il nous faut développer un état d’esprit axé sur l’expérimentation, puis mettre en commun et systématiser les données et les connaissances sur la façon dont des systèmes entiers s’adaptent. Cela est essentiel afin de favoriser l’intelligence collective et de stimuler l’innovation sociale pour opérer un changement systémique.
Les gouvernements et la société civile ont tendance à trouver cela difficile à mettre en place, car ils n’ont pas l’habitude de travailler de cette façon. Prenons l’exemple de la réglementation publique. Si ce secteur n’est pas considéré comme un espace d’innovation, les organismes de réglementation devraient par ailleurs encourager l’innovation, ou du moins accueillir de manière favorable les idées nouvelles et innovantes, plutôt que de les bloquer comme c’est souvent le cas. Ces joueurs ont tendance à mettre de l’avant les risques et les problèmes liés à un projet donné. Un état d’esprit axé sur l’expérimentation permettra aux instances régulatrices et aux responsables publics de se poser les questions suivantes : « De quoi pourrions-nous nous débarrasser? De quelles règles pouvons-nous essayer de nous passer pendant un certain temps? » En ce sens, on observe aujourd’hui une impulsion commune dans de nombreux pays, dont le Royaume-Uni, la Scandinavie et Singapour, pour une transformation complète et une transition vers des méthodes de réglementation anticipée. Le modèle du bac à sable («sandbox» ), par exemple, s’est répandu dans le domaine de la finance et est maintenant utilisé dans une centaine de pays. Ce modèle propose un lieu structuré et sûr – soit un espace simulé ou un contexte réel avec des règles contingentes – qui permet aux instances régulatrices et aux innovatrices et innovateurs de tester ensemble un nouveau concept. Le Regulatory Pioneers’ Fund, que nous avons créé il y a quatre ans au Royaume-Uni, soutient les instances régulatrices qui utilisent des méthodes de régulation anticipée pour mener des expériences dans les domaines de la finance, de l’aviation, de la santé et du droit. Ces approches sont très prometteuses.
Raccords: Les innovatrices et innovateurs publics se heurtent souvent à une certaine résistance dans la recherche d’adhésion de leurs collègues, des instances décisionnelles et du grand public. Ce qui est compréhensible, car le processus d’innovation est par définition perturbateur, incertain, risqué et parfois long. Quelles sont les étapes clés pour obtenir l’adhésion des parties prenantes, et quelles sont les conditions gagnantes qui favorisent une culture de l’expérimentation?
Geoff: Une culture expérimentale implique de nombreux éléments, et le premier est le leadership. Nous avons besoin de dirigeantes et dirigeants qui ont la volonté de soutenir l’expérimentation et la prise de risques. Lorsque Franklin Delano Roosevelt est devenu président, il a déclaré : «Nous allons devoir expérimenter. Nous échouerons souvent, mais cela fait partie de notre responsabilité envers la société.» Il a prononcé ces paroles à l’époque de la Grande Dépression, alors que de nombreuses expérimentations étaient nécessaires. Il a été réélu quatre fois; il a prouvé qu’un leader ou une leadeure pouvait mettre en place une politique de l’expérimentation qui ait des retombées positives.
Au-delà du leadership, un pourcentage des budgets publics doit être réservé à l’expérimentation et au perfectionnement des compétences. Les risques doivent être gérés, et il est crucial de pouvoir pivoter rapidement lorsque les choses ne fonctionnent pas. Beaucoup d’expériences échoueront, et le bon leadership consiste selon moi à savoir quand dire : « En fait, arrêtons cela et essayons autre chose. » Le public est beaucoup plus sensibilisé à l’expérimentation qu’il y a dix ou vingt ans. Il comprend que c’est par le processus expérimental et les itérations que les entreprises peuvent améliorer leurs services. Le public reconnaît que l’expérimentation a contribué à la vaccination de masse à l’échelle mondiale, notamment par le biais d’un investissement massif.
J’ai espoir que nous développerons une culture qui nourrira l’idée d’un changement social et environnemental, et que cela ne passera pas par l’imposition d’une loi unilatérale, mais par le développement d’un état d’esprit axé sur l’expérimentation – processus qui inclura des essais et des erreurs, des itérations, et la mise en œuvre de solutions concrètes dans plusieurs communautés, avec l’assurance qu’elles portent fruit. Cela devrait être évident pour tout le monde! Inversons la question : si vous ne misez pas sur la R&D sociale et l’expérimentation, sur quoi misez-vous? Sur votre intuition? Selon moi, il paraîtra bientôt absurde de ne pas adopter une approche mature et systématique de l’expérimentation.
Geoff Mulgan est professeur d’intelligence collective, de politique publique et d’innovation sociale à la University College London (UCL). Entre 2011 et 2019, il a dirigé Nesta, la fondation britannique pour l’innovation. De 2004 à 2011, il a également dirigé The Young Foundation. Il a par ailleurs occupé des fonctions au sein du gouvernement britannique, notamment en tant que directeur de la Government’s Strategy Unit et de la Performance and Innovation Unit, et en tant que responsable des politiques au sein du bureau du Premier ministre. Il a été le tout premier directeur du groupe de réflexion Demos et a été journaliste pour la télévision et la radio de la BBC.