Placer les personnes migrantes au cœur de la transformation des systèmes migratoires

Et si les mouvements migratoires ne constituaient pas la crise permanente de notre ère, mais bien une opportunité de bâtir des communautés plus inclusives, résilientes et solidaires ? Quelle serait la teneur des politiques migratoires si elles visaient la valorisation et l’épanouissement des capacités des personnes migrantes et réfugiées ?

Positionner les personnes migrantes comme des actrices de changement et favoriser leur plein potentiel en misant sur l’innovation sociale logent au cœur de la mission de Hello Europe et Hola América, deux initiatives dans lesquelles s’investissent respectivement Laura Batalla Adam et Marianny Pacheco. Avec Ashoka, un réseau international d’entrepreneures et d’entrepreneurs sociaux et d’actrices et acteurs de changement, elles œuvrent toutes les deux à transformer les paradigmes et les pratiques en matière de mouvements migratoires. Raccords s’est récemment entretenu avec elles.

Raccords : Selon Filippo Grandi, Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, plus de 100 millions de personnes réfugiées et déplacées dans le monde fuient la guerre, la violence, la persécution et la discrimination. Ce chiffre à lui seul devrait constituer un nouvel appel à s’attaquer aux causes profondes de la migration et à proposer des solutions innovantes pour transformer notre système défaillant. Pouvez-vous nous dire comment Hello Europe et Hola América contribuent à susciter un changement systémique en matière de migration ?

Laura et Marianny : Hello Europe a pris racine en 2016, une période marquée par l’arrivée massive, partout en Europe, de personnes réfugiées en provenance de la Syrie. Alors que la couverture médiatique révélait une crise, sur le terrain, nous observions plutôt une vague de solidarité sans précédent. Cette question s’est alors imposée : assistons-nous à une crise ou plutôt à l’émergence d’un réseau de solutions innovantes pour faciliter l’accueil et l’intégration des personnes réfugiées ? L’initiative Hello Europe est donc née afin de saisir cette opportunité de transformer le paradigme sur les questions migratoires. Notre mission, ancrée dans l’empathie autant pour les individus en situation de migration que pour les communautés d’accueil, vise à positionner les personnes migrantes comme des actrices et des acteurs de changement, enthousiastes de prendre part à leur nouvelle communauté.

Notre approche, d’ailleurs détaillée dans un guide, cherche à pérenniser et à décupler l’impact des solutions innovantes en matière de migration déjà présentes sur le territoire. Notre contribution singulière est de soutenir ces différentes initiatives sociales de manière à ce qu’elles influencent et transforment positivement les systèmes qui encadrent les mouvements migratoires. Ce travail nécessite, premièrement, de comprendre et de renforcer l’écosystème existant d’organisations, d’institutions et d’innovations sociales déjà actives sur les questions d’immigration et d’intégration des personnes migrantes. À titre d’exemple, Hola América ―elle-même une récente mise à l’échelle de Hello Europe― a recensé près de 300 solutions portées autant par des institutions que par des entrepreneures et entrepreneurs sociaux à travers l’Amérique latine. Nous animons actuellement une série d’échanges sur des thèmes tels que la régularisation des statuts, le droit du travail et la lutte au racisme. Ces tables rondes rassemblent des personnes issues de l’entrepreneuriat social, des responsables des politiques publiques et des organisations internationales. Il s’agit là de parties prenantes qui sont très rarement invitées à s’asseoir à une même table pour réfléchir ensemble à l’élaboration de politiques migratoires axées sur l’innovation sociale. Hola América consigne présentement le fruit de ces échanges dans un guide destiné à l’élaboration de politiques publiques. Le lancement est prévu dans le cadre du festival Hola América à Santiago de Chile cette année.

Un second aspect important de notre approche est l’accélération de solutions innovantes qui présentent un fort potentiel d’impact systémique. Nous offrons un accompagnement et un mentorat spécialisé afin d’accélérer la mise à l’échelle de ces initiatives. Parfois, nous constatons aussi que ce ne sont pas uniquement des initiatives individuelles qui doivent être supportées, mais bien un écosystème en entier. En Europe, par exemple, il n’existe pas de véritable écosystème de soutien à l’entrepreneuriat conçu en fonction des besoins spécifiques des personnes migrantes, qui peuvent aller des embûches légales à la simple ouverture d’un compte de banque. Nous œuvrons actuellement à mettre en place un tel écosystème de soutien ancré dans les pratiques de l’innovation sociale qui permettrait de passer de l’entrepreneuriat de “nécessité” à une culture entrepreneuriale réellement florissante.

Raccords : Vos organisations ont identifié trois défis importants pour faire passer la migration d’un système de divisions à un système de solutions. Il s’agit des défis liés au changement d’échelle d’innovations porteuses, aux politiques publiques en matière de migration et à la transformation des narratifs dominants. Prenons le défi de la mise à l’échelle. Comment coordonner le déploiement des solutions éprouvées vers d’autres pays ? Quelles sont vos approches pour favoriser la mise à l’échelle des innovations sociales ?

Laura et Marianny : Un exemple évocateur de notre approche en matière de mise à l’échelle est la collaboration entre Welcoming America et Hello Europe. Fondée en 2009 par David Lubell, l’organisation Welcoming America a pour mission de rendre les villes américaines plus accueillantes pour les populations migrantes, tant sur le plan social que sur le plan des politiques publiques. Cette organisation accomplit ce travail en facilitant la coopération entre des leadeures et leadeurs issus de la communauté, de la société civile, du monde des affaires et des instances décisionnelles. Cette mise en réseau permet, entre autres, de transférer les approches et les politiques fructueuses en matière d’inclusion d’une communauté d’accueil à une autre. Aujourd’hui plus de 160 villes aux États-Unis participent au réseau Welcoming America et ce travail de mise à l’échelle se poursuit en Europe, en Nouvelle-Zélande, en Australie et ailleurs.

La contribution de Hello Europe a été de créer les conditions pour traduire les pratiques de Welcoming America en une série de recommandations pouvant influencer l’élaboration des politiques publiques à l’échelle internationale. Cela a mené à une collaboration entre plusieurs acteurs, notamment l’Organisation de coopération et de développement économiques (OECD), afin de développer le Local Inclusion Tool. Cet outil décline une série d’indicateurs qui permet aux municipalités d’évaluer leur niveau d’intégration et d’inclusion. Ensemble, nous poursuivons présentement les efforts afin d’élargir l’adoption de cet outil à travers le monde.

Cela dit, il demeure nécessaire de coordonner l’innovation sociale à de multiples échelles étant donné le partage des compétences sur les questions migratoires entre les différents paliers de gouvernements. En Europe, par exemple, l’encadrement juridique de l’immigration, notamment le droit du travail, relève essentiellement des gouvernements nationaux. Il est donc essentiel que notre travail de représentation autant auprès de l’Union européenne ou des municipalités tienne compte de ce partage des rôles et des pouvoirs.

Raccords : Il existe souvent un fossé important entre l’innovation citoyenne et le secteur public. De quelle façon votre approche et votre communauté d’innovatrices et d’innovateurs sociaux comblent-elles ce fossé ? Quels outils et stratégies utilisez-vous pour obtenir l’adhésion des instances décisionnelles politiques ? Le plaidoyer est-il la seule voie possible pour tenter de faire évoluer les réglementations et les politiques ?

Laura et Marianny : Hello Europe effectue son travail de représentation en matière de politique migratoire avec une approche qui s’éloigne des formes plus “traditionnelles” de plaidoyer. Les politiques publiques évoluent, d’abord et avant tout, par la création et la cultivation de relations de confiance avec les responsables politiques. Rapidement, nous sommes arrivés au constat que les entrepreneures et entrepreneurs sociaux portant des innovations sociales en matière d’immigration ne connaissent pas les responsables publiques. Et vice versa. Afin de remédier à cette situation et de favoriser la création d’un lien de confiance, Hello Europe agit comme intermédiaire en contribuant au rapprochement entre le terrain et l’institution. Autrement dit, nous ouvrons des espaces de dialogue qui permettent cette découverte mutuelle. Nous croyons que d’assurer la présence des personnes migrantes et des entrepreneures et entrepreneurs sociaux à la table des responsables publics en amont de toute prise de décision permet, à terme, d’élaborer de meilleures politiques publiques, plus inclusives et adaptées et ce, tout au long du parcours migratoire.

À cet égard, la récente mise en place de l’Expert group on the views of migrants nous ravie. Il s’agit d’un comité aviseur de la Commission européenne où siègent, entre autres, des entrepreneures et entrepreneurs sociaux issus du programme d’accélération de Hello Europe. L’objectif n’est donc pas que Hello Europe effectue directement un travail de plaidoyer en ayant un siège à la table, mais bien de placer les personnes migrantes elles-mêmes au cœur de la démarche de transformation du système et qu’elles aient, par conséquent, un siège à cette table. Notre volonté est de voir cette formule de participation des personnes migrantes et réfugiées dans le processus décisionnel sur la question de la migration être institutionnalisée et systématisée au sein des différentes entités publiques.