#13, Février 2023
L’ENTRETIEN
Réinventer la réconciliation depuis la perspective des jeunes autochtones
Respect, réciprocité, réconciliation et pertinence (relevance dans la version anglaise de l’entretien) : les quatre « R » sont au cœur du 4Rs Youth Movement. Ce mouvement inclusif mené par les jeunes et centré sur les Autochtones vise à favoriser la réconciliation par des moyens qui sont pertinents à leurs yeux. Raccords s’est entretenu avec Jessica Bolduc, qui en assure la direction générale.
Entretien avec Jessica Bolduc, directrice générale de 4Rs Youth Movement
Crédit photo: Shayla Snowshoe – Snowshoe studios
Raccords : Dans le sillage de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, les points de vue sur ce que signifie la reconstruction des relations issues d’un système colonial diffèrent selon que l’on soit vieux ou jeune, une personne autochtone ou non, un colon, une personne réfugiée ou une personne migrante. Ces points de vue interculturels et intergénérationnels de la réconciliation s’inscrivent-ils au cœur de votre initiative ?
Jessica Bolduc : Nous avons toujours eu l’intention d’adopter une approche interculturelle. Grâce au soutien de jeunes leadeures et leadeurs et d’alliés adultes de différents organismes nationaux, nous avons donné, en 2014, le coup d’envoi à ce mouvement qui vise à apporter des changements systémiques par l’entremise d’initiatives menées par des jeunes pour affirmer la solidarité parmi la diversité. Nous avons senti qu’il était important de laisser une place aux récits différents et à la manière dont ils peuvent façonner notre façon de vivre, de communiquer et d’aller de l’avant. La réinvention des relations entre les personnes noires, les personnes réfugiées, les colonisateurs, les personnes immigrantes et les jeunes adultes autochtones demande que nous soyons en mesure de reconnaître l’histoire de l’arrivée de chacun de ces groupes sur ce territoire. Cela étant dit, le mouvement offre un espace et des occasions de réunion pour que les personnes puissent se situer dans leur histoire. Les jeunes adultes mènent avec authenticité cette démarche ardue, pour réinventer ce que cela signifie d’être en relation, dans un contexte de réconciliation, en tant que personne autochtone et allochtone. Ils redressent les torts subis en nouant des relations réparatrices et en allant plus loin que les simples dynamiques transactionnelles. Le dialogue critique et l’autodétermination sont deux mécanismes inhérents à la provocation des changements systémiques que le mouvement 4Rs espère apporter.
Raccords : Les récits véhiculés au sujet de tout enjeu de justice sociale peuvent façonner ou briser un système. Même avec les meilleures intentions, ils causent souvent plus de tort que de bien, tout simplement parce qu’il n’y a pas une assez grande distribution de la puissance narrative. Il est possible de tracer un parallèle entre votre modèle et la démarche ascendante communautaire propre au champ de pratique de l’innovation sociale. La possibilité d’avoir une incidence ou de provoquer un changement de système apparaît en laissant tout simplement les jeunes artisans du changement s’approprier et raconter leur histoire ainsi qu’en leur permettant de redonner une signification qui leur est propre à la vérité et à la réconciliation.
Jessica Bolduc : Oui. Je suis d’accord. Nous cherchons à intégrer les voix et les actions des jeunes adultes autochtones au sein du travail portant sur les relations justes et la décolonisation. Vous voyez, dans le concept de vérité et réconciliation, il y a d’une part la vérité, qui renvoie à la capacité de reconnaître et de comprendre l’histoire et l’existence de l’expérience autochtone par l’entremise de récits et de l’expression personnelle de personnes autochtones. D’autre part, il y a la notion de réconciliation. Trop souvent, l’interprétation qu’on en fait par défaut est celle de la réconciliation de la relation entre les personnes autochtones et allochtones. C’est essentiel, bien entendu! Mais, nous devons aussi réparer les relations que nous entretenons avec nos langues, notre culture, notre communauté, notre territoire et notre spiritualité ainsi qu’avec nos structures familiales, économiques et de gouvernance, le tout à la lumière des répercussions de la colonisation sur nos collectivités et sur nous-mêmes. Je me sens dépassée rien qu’à y penser! Voilà le travail de réconciliation que ces jeunes adultes essaient d’accomplir.
Raccords : Comment le mouvement a-t-il évolué depuis ses débuts ?
Jessica Bolduc : Au fil du temps, nous avons compris que les initiatives menées par les jeunes autochtones étaient éclipsées par le besoin d’éduquer les personnes allochtones. Les ressources liées à la réconciliation étaient souvent allouées en priorité à l’établissement de relations entre les personnes autochtones et non autochtones. Il est essentiel de reconstruire ces relations. C’est indéniable. Cependant, pour les jeunes autochtones, la réconciliation revêt une tout autre apparence et signification que la définition offerte, bien souvent, par le gouvernement et les organismes non autochtones. Nous avons compris que les besoins des personnes autochtones ne sont pas toujours à l’avant-plan du travail de réconciliation, ce qui pourrait nous faire perdre confiance dans le processus de la façon dont il est mené par le Canada.
Pour que notre travail reste pertinent pour les jeunes autochtones et respecte l’une des valeurs directrices des 4Rs, nous devons toujours garder au centre de nos activités les besoins des jeunes adultes autochtones, des besoin qui sont constamment en train d’évoluer. C’est pourquoi nous nous sommes tournés vers le soutien aux projets dirigés par les jeunes autochtones et axés sur la réconciliation selon leur point de vue, plutôt que d’accorder la priorité aux programmes interculturels. Cela implique de se pencher sur la réconciliation sous l’angle de l’autodétermination, de la réappropriation culturelle, de la guérison et du bien-être. Autrement dit, plutôt que d’imposer un discours de réconciliation aux jeunes adultes autochtones, nous les laissons décider de ce qui aidera à promouvoir la justice sociale au sein de leur collectivité. Que l’on parle de réconciliation, de décolonisation ou de justice réparatrice, il revient aux jeunes adultes autochtones de les définir et d’échanger au sein de leur collectivité.
Raccords : Le 4Rs Youth Movement représente-t-il un tournant radical ou perturbateur par rapport aux programmes existants ancrés dans les efforts de réconciliation canadiens ?
Jessica Bolduc : Il faut harmoniser davantage la définition de ce qu’est la réconciliation pour le gouvernement, pour une personne non autochtone et pour une personne allochtone. Pour y parvenir, nous avons commencé à plaider auprès des gouvernements et des fondations pour attirer leur attention sur l’importance d’aligner les ressources et le financement afin de répondre aux besoins des jeunes adultes autochtones tels qu’ils les définissent, plutôt que d’essayer de les faire rentrer dans le moule d’un programme qui n’est pas lié aux actions qu’ils souhaitent mener.
Il y a quelques années, j’ai rencontré une jeune personne autochtone à un événement. Nous nous trouvions devant l’installation artistique à grande échelle intitulée « La couverture des témoins », de l’artiste Carey Newman. Cette jeune personne était contrariée, car elle avait l’impression qu’elle ne parviendrait jamais à réaliser son processus de réconciliation de son vivant à moins de parler sa langue. En raison du manque de ressources disponibles, cela lui semblait un exploit impossible. Pour cette personne, la réconciliation semblait vide de sens. La perte d’une langue et d’une culture est dévastatrice et cause un préjudice réel.
Alors, au-delà des initiatives menées par les jeunes autochtones, nous militons en faveur de mesures de soutien dédiées en santé mentale pour nos programmes, de ressources pour que les jeunes adultes autochtones puissent entrer en contact avec les gardiens du savoir autochtone et les anciens ou de la possibilité d’être en première ligne de leur collectivité dans la lutte contre les changements climatiques sans crainte d’être criminalisés. Les jeunes adultes autochtones veulent agir et travailler au sein de leur collectivité pour le bien de la réconciliation. Toutefois, les ressources pour y parvenir et le récit sociétal ne cadrent pas toujours avec leur façon de voir la réconciliation. Au lieu de les mettre en situation de concurrence avec d’autres initiatives qui satisfont à la vision allochtone de la réconciliation et de l’établissement de relations, nous voulons nous assurer que les investissements dans les jeunes adultes autochtones profitent à des projets qui leur parlent et qui sont menés par eux.
C’est une question de recentrer le récit sur la réconciliation et de donner aux jeunes autochtones les moyens d’agir, de se réapproprier le processus et de le définir à leur façon. Dans un contexte en constante évolution, et pour rester pertinent et être imputable auprès des jeunes autochtones, il faut accepter le fait qu’ils rejettent parfois le lexique voire le concept même de la réconciliation. Il faut également aider les jeunes adultes à se rendre compte des dons qu’ils possèdent et à les offrir au monde.
Raccords : C’est enrichissant de constater la façon dont le 4Rs Youth Movement a intégré l’importance d’inclure les points de vue intergénérationnels pour favoriser la réconciliation. Les personnes d’autres groupes d’âge ont-elles un rôle à jouer dans le mouvement ?
Jessica Bolduc : Oui, nous adoptons une approche intergénérationnelle à l’échelle organisationnelle en invitant nos personnes aînées et les gardiens du savoir autochtone à se joindre à nos activités au cours de l’année. Il est rare, au sein d’une collectivité, que quelque chose soit fait sans la participation d’une diversité de groupes d’âge. Nous reflétons la collectivité dans notre travail.
Les adultes et les personnes aînées aident les jeunes. Au début, nous leur offrons une structure de soutien par les pairs et les incitons à travailler en équipe ou avec un partenaire afin de passer à des méthodes d’organisation et à un travail communautaire plus sains. Tenter de tout faire seul ne peut mener qu’au surmenage! Nous sommes attentifs aux modèles dans notre travail communautaire qui découlent du colonialisme et du capitalisme. Nous nous entraidons afin de tisser des liens d’interdépendance et de renouer davantage avec nos valeurs et nos enseignements comme peuples autochtones.
Notre personnel accompagne également les jeunes pour qu’ils aient accès à tout le renforcement des capacités dont ils ont besoin, que ce soit en organisation communautaire, en planification de projet, en diffusion, en soutien au budget ou en animation d’ateliers. Par exemple, à l’été 2019, les jeunes de Gwich’in et d’Inuvialuit ont organisé et tenu, en partenariat avec les 4Rs, un rassemblement dans le territoire à Midway Lake, dans les Territoires du Nord-Ouest. À cet événement centré sur le festival de musique de Midway Lake, les jeunes ont créé un lieu où, avec les personnes aînées et les gardiens du savoir autochtone, ils pouvaient se réunir et vivre l’expérience d’un camp familial traditionnel fidèle à l’objectif premier et à la signification d’un rassemblement, comme c’était fait par les générations précédentes au sein de leur collectivité. Le rassemblement a réuni des personnes âgées de 3 mois à 92 ans qui avaient des racines dans cet endroit. C’était une expérience fascinante, puisque nous nous épaulions dans cette expérience. Les jeunes et les personnes aînées ont eu l’occasion de partager une expérience de guérison commune. Tout cela n’aurait pas été possible sans le soutien et les ressources leur permettant de vivre une expérience de réconciliation de la façon dont ils l’avaient imaginée.
Crédit photo: Shayla Snowshoe – Snowshoe studios
Raccords : Lorsque vous envisagez l’avenir du 4Rs Youth Movement, qu’espérez-vous ?
Jessica Bolduc : J’espère que les jeunes adultes autochtones trouveront de l’apaisement. J’espère aussi que nous pourrons leur tailler une place qui rime avec joie et apaisement et qui incarne leur beauté, sans qu’ils aient à se battre pour l’obtenir ou à défendre sa légitimité. J’espère qu’ils pourront vivre et exister de la façon qui leur tient le plus à cœur. Voilà comment j’envisage l’avenir.
Jessica Bolduc est une Anishinaabe, également d’ascendance de colons mixtes, qui vit à Baawating (Sault Ste. Marie, ON). Bien qu’elle se considère comme faisant partie de la communauté autochtone hors réserve, elle est une membre de la Première Nation de Batchewana liée à la Première Nation de Garden River par les liens familiaux et les récits remontant à des générations. Elle assure la direction générale du 4Rs Youth Movement.
Lisez les autres rubriques de ce numéro
Autres numéros de Raccords