#15, Décembre 2023
L’ENTRETIEN
La ville, innovatrice sociale influente
Photo : Courtoisie Miquel de Paladella
Comment répondre aux enjeux sociaux actuels ? Pour Miquel de Paladella, il s’agit de mobiliser l’engagement et la participation de multiples actrices et acteurs capables de générer des changements durables. Avec UpSocial, l’organisme barcelonais qu’il a fondé et qu’il dirige, son équipe aborde la complexité des défis sociaux à laquelle font face les villes européennes. Miquel de Paladella appelle à transcender le besoin pour des solutions instantanées en révélant d’abord les causes profondes des problématiques. Raccords s’est entretenu avec lui pour en savoir davantage sur sa démarche d’innovation sociale avec les villes.
Entretien avec Miquel de Paladella, fondateur et PDG d’UpSocial
Raccords : UpSocial fait appel à des innovations systémiques pour s’attaquer à des enjeux sociaux complexes avec les actrices et acteurs urbains de toute l’Europe. Qu’est-ce qui vous a amené à cofonder l’organisation il y a treize ans?
Miquel de Paladella : UpSocial est née à Barcelone d’une nécessité de comprendre les enjeux sociaux en profondeur et la nature systémique de ce que nous appelons des problèmes « pernicieux », c’est-à-dire des problèmes sociaux mal définis, chroniques et sans solutions évidentes. Même si les innovations étonnantes sont de plus en plus nombreuses, nous avons constaté que la plupart de celles-ci s’attaquaient aux symptômes des problèmes sociaux plutôt qu’à leurs racines profondes. Certaines innovations apportent un certain soulagement à court terme aux gouvernements et aux collectivités, mais elles manquent souvent d’approche systémique, de données probantes rigoureuses et peinent à prendre de l’expansion. Le problème, selon nous, n’est normalement pas un manque de données, mais plutôt la capacité insuffisante pour les consulter et les connecter entre les systèmes : l’emploi, la santé et l’éducation.
Je me souviens d’un projet sur lequel nous avons travaillé dans le sud du Sénégal. La gageure était de trouver une solution pour inciter les filles à décrocher un diplôme d’études secondaires. Lorsque nous avons commencé à parler aux parents, aux filles, aux enseignantes et enseignants, aux autorités locales, etc., nous avons constaté que ces filles ne voyaient pas l’utilité d’aller à l’école et de suivre le programme scolaire. Ici, comme nous le faisons dans la plupart de nos dossiers, nous avons fini par modifier la question initiale de l’entité cliente. La question n’était pas de terminer le secondaire. C’était : comment faire en sorte que l’éducation crée des possibilités concrètes qui permettraient à ces filles de vivre décemment? À partir de là, et en faisant une analyse approfondie des structures sous-jacentes et des modèles de pensée qui existent au Sénégal, les solutions ont commencé à apparaître. Elles existaient en fait ailleurs (dans ce cas, au Paraguay) et le défi était de les adapter.
Dans divers projets réalisés en Europe, en Amérique latine et en Amérique du Nord, ainsi que (dans une moindre mesure) en Afrique, nous avons adapté et mis au point des méthodes et des processus pour aborder les problèmes sociaux en les étudiant à fond, en tentant de comprendre les causes systémiques et les facteurs de changement, en cherchant des solutions déjà éprouvées, pour les déployer ensuite en se concentrant sur leurs ingrédients actifs.
Raccords : Plutôt que d’adopter une culture de l’innovation sociale, les gouvernements ont tendance à graviter vers des solutions rapides. Un autre problème, est le fait que les réalités régionales diffèrent d’un endroit à l’autre, surtout dans un vaste territoire comme l’Europe. Comment adapter et déployer une innovation à plus grande échelle sans bien connaître les conditions sur le terrain?
Miquel de Paladella : C’est une question fondamentale. Il est impossible de régler le problème dans des pays de la taille du Canada, où vous avez 40 millions de personnes, ou de l’Espagne, qui en compte 48 millions. Les systèmes locaux dans les villes sont plus faciles à comprendre et propices aux expérimentations, et peuvent débloquer un système au niveau national.
Nous travaillons principalement avec les gouvernements locaux, parce qu’ils ont une perspective parfaite pour analyser un système – pour comprendre les relations de pouvoir, les flux de ressources, les modèles de pensée existants et les structures sous-jacentes. Cependant, il faut une bonne dose de pédagogie et maintenir l’urgence, en plus de travailler sur des échéanciers qui permettent d’évaluer ce qui est réellement important et d’y concentrer nos efforts.
Quand une ville signe un contrat avec nous, elle n’a généralement pas une idée claire du problème. Nous commençons par analyser les données et à poser des questions. C’est à ce moment que nous explorons les différents schémas d’un problème pour mieux comprendre comment fonctionne le système, que nous mobilisons les citoyens et citoyennes, ainsi que les parties prenantes, et que nous explorons en profondeur leurs besoins explicites, mais aussi latents. C’est lorsque le client ou la cliente comprend la valeur d’un esprit préventif que nous pouvons apporter une valeur ajoutée. Essayer de déterminer le bon moment pour intervenir est souvent une innovation en soi qui crée l’espace nécessaire pour explorer des solutions durables et évolutives.
Raccords : En travaillant avec les actrices et les acteurs d’une ville, quelles sont les conditions gagnantes pour créer une innovation évolutive?
Miquel de Paladella : Les leçons que nous avons tirées montrent la nécessité de transformer le besoin en demande d’innovation, ce qui rend les parties prenantes plus aptes à comprendre comment fonctionne un système. Nous convoquons les différents acteurs et actrices pour en apprendre davantage sur les données, les relations de pouvoir qui existent, les flux de ressources, les méthodes d’évaluation, les mesures incitatives, l’objectif du système, etc. Cela nous aide à obtenir les bonnes connaissances pour concevoir un projet pilote qui s’inspire d’une innovation éprouvée : cela permet d’émettre des hypothèses claires et précises qui pourront être vérifiées. Nous ciblons les connaissances dont nous avons besoin pour produire le projet pilote, et les données probantes que nous devons recueillir.
Un autre point important consiste à cerner les ingrédients actifs de chaque innovation. Il y a trois à six ingrédients clés – que nous appelons les composantes « non négociables » – qui font qu’une innovation est réussie. Les comprendre nous permet de les adapter et de les adopter dans des contextes différents.
Et enfin, nous ne faisons pas de projet pilote à moins qu’il n’y ait un legs précisément conçu à cette fin. Qu’allez-vous faire de cet ensemble de connaissances? L’intégrerez-vous dans votre politique publique? Adopterez-vous le projet, s’il fonctionne, dans votre portefeuille de services? Nous faisons des expérimentations en fonction de ce qui peut être mis à l’échelle par la suite pour produire une politique locale ou régionale.
Raccords : D’après votre expérience, qu’est-ce qui peut entraver ou, à l’inverse, promouvoir l’innovation au sein d’une institution publique?
Miquel de Paladella : L’ambition, comme nous l’avons constaté, peut être à la fois un obstacle et un facilitateur. C’est un obstacle au début qui devient ensuite un facilitateur à grande échelle, car la grandiloquence active les globules blancs d’un système pour protéger le statu quo. Vos objectifs ne peuvent pas être perçus comme menaçants par les sphères du pouvoir. Si vous arrivez avec un message de changements systémiques, vous êtes cuit! Mais sans ambition, on n’ira nulle part non plus. La solution, c’est d’avoir une « ambition non menaçante » qui repose sur des approches collaboratives, l’empathie et une transparence radicale.
En Colombie, par exemple, nous avons participé à un projet appelé SIBS.Co pour tester un modèle de contrat « rémunération à la réussite ». Notre objectif était de faciliter l’emploi, pour les femmes et les autres personnes qui ont de la difficulté à trouver un emploi dans cette région, par la formation, l’intermédiation et le mentorat. Au lieu de nous battre contre l’institution qui consacrait ses efforts à promouvoir sa formation pour faciliter la capacité d’insertion professionnelle, nous l’avons invitée à se joindre à nos efforts visant à favoriser le maintien en poste, comme une expansion de ses activités. En changeant sa façon de mesurer le succès, en sept ans, une initiative a réussi à changer l’objectif même du ministère et le système d’emploi qui l’entoure. L’accent mis sur des résultats tels que l’emploi réel et le maintien en poste a changé la façon dont le système fonctionne, analyse les données, discute de la nécessité de s’améliorer, se coordonne et élargit son portefeuille de services.
Voilà un exemple qui démontre que modifier l’objectif peut être le meilleur moyen pour changer un système.
Raccords : Vous avez fait une distinction entre le besoin d’innovation et la demande d’innovation. Quelle est la différence entre le besoin et la demande, et comment transformez-vous l’un en l’autre?
Miquel de Paladella : Oui, nous nous retrouvons très souvent à interagir avec des institutions et des organisations qui ont un besoin latent d’innovation, mais ce besoin n’est pas assez clair et précis pour explorer et expérimenter de nouvelles approches. L’échec systématique conduit les organisations vers des améliorations progressives et l’obtention de petites victoires. Une demande claire et précise amènerait l’organisation à faire une analyse approfondie des raisons pour lesquelles la solution ne ressort pas clairement, et que le problème n’est pas bien compris.
Un exemple est la réaction de l’Espagne aux rapports PISA de l’OCDE sur l’éducation. Le rapport décrit comment 25 % des étudiantes et des étudiants espagnols n’atteignent pas le niveau élémentaire en mathématiques qui les rendrait employables. La situation ne s’est pas améliorée en 20 ans de rapports PISA. Mais le pays ne s’est pas vraiment intéressé à la nature même du problème. Il a modifié les lois et les programmes scolaires, mais il n’a pas entrepris d’expérimenter des approches novatrices.
En raison de la pandémie, et à la lumière du rapport qui sera présenté sous peu, le nombre d’élèves en échec pourrait atteindre un tiers de la population totale. Cette situation peut devenir une occasion à saisir. Les occasions systémiques se produisent lorsque des données qui n’étaient pas là auparavant apparaissent, et qu’une prise de conscience collective émerge de bas en haut que nous ne pouvons pas continuer à faire la même chose.
Photo : Courtoisie Miquel de Paladella
Une crise pourrait créer une occasion systémique. Néanmoins, transformer le besoin en demande exige généralement de sensibiliser tous les niveaux de l’organisation aux défis et aux solutions de rechange possibles. Nous avons mis à l’essai le « marketing de contenu », une stratégie qui vise à sensibiliser vos clients et clientes et à leur fournir de meilleures informations et approches du problème, afin qu’ils et elles découvrent le besoin, le précisent et le transforment en demande d’innovation. Nous avons fait la même chose avec les enseignants et enseignantes : nous avons lancé une campagne pour les aider à constater que ce n’était pas normal de voir 25 % des enfants végéter dans les cours de mathématiques tous les jours et nous leur avons montré des techniques pour intéresser à nouveau ces jeunes, quel que soit leur groupe d’âge. C’est ainsi que l’innovation canadienne JUMP Math a commencé à prendre de l’essor : en informant les enseignants et enseignantes de l’existence d’une approche différente, en changeant le récit et en montrant des pistes de solution, ils et elles se ont commencé à réclamer l’innovation.
L’autre façon de changer les choses est de concevoir une sorte de point de bascule. Un groupe de personnes a commencé à médiatiser le fait que le pays perdait des enseignantes et des enseignants parce qu’ils étaient considérés comme inutiles. De ce fait, les syndicats perdaient beaucoup de membres. S’éloigner de l’agenda sur la défense des droits des travailleurs et travailleuses en éducation pour plaider pour la diminution du nombre d’heures, la réduction du programme scolaire et la modification de notre façon d’aborder la pédagogie a aidé les enseignants et enseignantes à retrouver leur place dans la société.
Raccords : UpSocial travaille principalement avec les institutions publiques et les gouvernements. Est-ce un choix délibéré? Est-ce à ce niveau que nous pouvons avoir le plus grand impact systémique?
Miquel de Paladella : Au départ, nous travaillions principalement avec des institutions publiques, mais cela a changé, et nous travaillons également avec le secteur privé, des philanthropes, des ONG et des groupes investisseurs d’impact. Le changement systémique exige un changement dans les relations, dans les structures de pouvoir et principalement dans les modèles de pensée et les récits. Le dialogue avec les institutions publiques nous permet souvent de réunir avec succès le reste des parties prenantes dans les processus d’innovation. Sans elles, le changement systémique demande plus de temps et d’efforts. Les faire participer dès le départ est donc intentionnel.
Nous avons une excellente collaboration avec les villes. Lorsque je travaillais pour l’UNICEF, j’ai constaté à quel point certains gouvernements nationaux comprenaient mal la complexité de ces problèmes. Mais je voyais les villes comme des espaces parfaits pour l’expérimentation. Si une expérimentation fonctionne à Montréal, on peut facilement la transporter à Toronto, Ottawa, Vancouver. Et les institutions publiques attirent tout le monde à la table – actrices et acteurs publics, ONG, syndicats, entreprises du secteur privé, etc.
Nous voyons également les belles occasions sur le plan de la prévention. Nos services sociaux sont axés sur les interventions dans les situations d’urgence; lorsqu’on parle de prévention des situations d’urgence, on nous répond qu’il n’y a plus de ressources, même si nos interlocutrices et nos interlocuteurs savent que ce serait à la fois bénéfique pour toutes et tous, et économique. Par exemple, nous avons travaillé avec des enfants pris en charge en Catalogne. L’ironie, c’est que des mécanismes de détection précoce sont en place là-bas, mais les mesures préventives ne sont pas la solution privilégiée, faute de ressources. À la place, la tendance est d’investir des fonds une fois que les enfants sont placés en institution. Lorsque les enfants entrent dans le système pour la première fois, à l’âge de 0 à 1 an, ils y restent généralement 93 mois, répartis en trois cycles, durant leur enfance, et souvent leurs frères et sœurs les rejoignent plus tard. Le système avait les données, mais celles-ci n’étaient pas consultées de façon à révéler cette réalité. La réussite était alors mesurée par rapport à la capacité du système à déceler les cas, le nombre d’enfants pris en charge, et leur réussite scolaire. Aujourd’hui, une autre dimension est considérée : combien d’enfants peuvent demeurer au sein de leur famille après une thérapie familiale intensive axée sur leur protection et leur développement?
Lorsqu’on peut intervenir tôt, la magie opère. C’est à ce moment-là qu’une demande d’aide émerge. C’est à ce moment-là qu’un besoin d’innovation peut être transformé en une demande d’innovation.
Partout, les institutions publiques disent que la solution est d’augmenter le financement. Je n’en crois rien. La rareté, et non l’argent, génère des innovations créatives. Le changement le plus puissant consiste à transformer le besoin en demande.
À propos de notre invité
Économiste et entrepreneur social, Miquel de Paladella a travaillé sur les questions d’innovation sociale avec Ashoka, sur le plaidoyer avec l’Unicef, sur les droits humains avec Plan International et le Mouvement mondial en faveur des enfants, ainsi que sur le développement avec la Société pour le développement international. Outre UpSocial, il a fondé plusieurs organisations dans les domaines de la microfinance et de l’éducation.
Lisez les autres rubriques de ce numéro
Autres numéros de Raccords