#02, Septembre 2019

L’ESSAI

Financer les économies de l’avenir

Des laboratoires d’innovation financière comme SecondMuse s’activent à travers le monde pour construire de nouvelles économies résilientes capables de redonner à la planète et aux collectivités. Une expérience radicale et visionnaire dont les retombées se concrétisent depuis dix ans.

Raccords #02 - Financer les économies de l’avenir

Todd Khozein (Associé principal chez SecondMuse)

Les humains ont toujours mené des activités économiques. Avec ou sans monnaie, dans une optique d’expansion ou pas, les traces d’une forme quelconque de gestion des ressources au sein des communautés sont visibles aussi loin que nous remontions dans le temps.

Or, ces activités, spécialement dans le contexte des économies modernes qui privilégient par-dessus tout la croissance, s’accompagnent souvent d’externalités négatives. C’est-à-dire qu’elles ont tendance à causer préjudice, délibérément ou non, à l’environnement naturel ainsi qu’aux personnes qui participent à l’essor de ces économies. Pensons à la déforestation massive, à l’extinction des espèces, à l’accumulation de plastique dans nos cours d’eau et aux changements climatiques. Ou encore, à l’extrême pauvreté et à l’inégalité des perspectives économiques fondée sur le genre, la race, l’appartenance culturelle, la classe sociale ou la géographie.

L’activité économique s’exerce-t-elle donc nécessairement aux dépens de la dignité humaine et du respect de l’environnement?

 

Changer d’échelle ne résout rien

Après quelques décennies passées à étudier divers modèles économiques et systèmes complexes en passant par l’investissement et la création de marchés, j’en arrive à la conclusion que les externalités négatives sont non seulement un défaut de conception des systèmes actuels, mais une véritable faille dans certaines des plus grandes économies du monde. C’est la méconnaissance des conséquences environnementales désastreuses des gaz à effets de serre qui a contribué à l’édification d’une économie mondiale dont la prospérité repose précisément sur leur production. Et il en va de même dans la sphère sociale, où l’ignorance crasse de la valeur intrinsèque de la diversité, doublée d’un sentiment de supériorité raciale et sexuelle, a favorisé l’établissement de structures de pouvoir qui continuent d’opprimer de larges pans de l’humanité. Le principal problème, qui oriente en grande partie la philosophie d’investissement de SecondMuse Capital (2MC), c’est que plus une économie grandit, plus ces externalités négatives se consolident et plus leurs impacts se font sentir.

Ainsi, selon une récente étude¹ publiée par mes collègues d’Illumen Capital et de Stanford, moins de 1,3% des 69,1 billions de dollars américains d’actifs financiers actuellement sous gestion dans le monde sont administrés par des femmes ou des personnes de couleur. La même étude fait état d’expériences ayant démontré de profonds partis pris dans la gestion de fonds. Le New York Times a également publié une analyse en 2018² révélant qu’il y avait moins de femmes parmi les PDG de sociétés du Fortune 500 que de PDG prénommés « James » dans ces mêmes sociétés Fortune 500.

 

Plus qu’un dilemme moral

Si la diversité est souhaitable, c’est qu’elle fait ressortir nos partis pris et nous aide à les combattre. Son apport a été maintes fois prouvé: au sein d’une équipe, elle favorise la prise en compte de l’information factuelle³, génère une capacité supérieure d’innovation⁴ et produit de meilleurs résultats financiers⁵. C’est donc l’homogénéité face à la complexité des défis qui nous attendent qui est peut-être le risque le plus menaçant de tous. Les biais cognitifs ne sont pas des jugements éthiques, ce sont des mécanismes neurologiques bien réels, fruits de l’évolution. Imaginez seulement les conséquences qu’ils peuvent avoir sur tout un système social capable de façonner le monde ainsi que celles et ceux qui l’habitent. Le problème auquel nous faisons face dépasse le domaine de la moralité : il fragilise les fondements mêmes de notre économie.

Les modèles économiques traditionnels reposent par ailleurs sur une fausse dichotomie: celle qui veut que la vertu s’oppose forcément aux profits. En cette ère de mondialisation, nous ne pouvons tout simplement plus nous permettre de penser et de financer nos économies futures en fonction des principes néoclassiques, qui ont largement fait leur temps. Nous devons donner sa place à la diversité et construire nos modèles en fonction de ce que nous valorisons vraiment, sans quoi nous bâtissons pour un passé dont les manquements ne font que nous rattraper de plus en plus vite. Il s’agit de concevoir des économies qui seront non seulement plus vertueuses, mais aussi plus performantes.

Il est incroyablement difficile de changer une industrie de plusieurs billions de dollars. Choisissez-en une au hasard et imaginez la composition de son administration, ce qu’il faudrait faire pour la rendre plus représentative, plus inclusive, plus consciente de ses externalités. Inutile de retenir votre souffle. Si vous voulez influencer un être humain, aurez-vous plus de chances de réussir auprès d’une personne âgée, ou d’un enfant? Si vous cherchez à orienter la croissance d’un chêne, attendez-vous qu’il soit devenu un arbre mature, ou vous y prenez-vous alors qu’il n’est encore qu’une petite pousse? De la même manière, il vaut mieux tenter d’influencer un système économique avant qu’il soit bien établi.

C’est précisément la raison pour laquelle, chez 2MC, nous avons passé la dernière décennie à construire les écosystèmes entrepreneuriaux d’aujourd’hui. En leur apportant notre soutien, nous pouvons influencer leur culture et leur composition, lesquelles tissent la trame de nos économies futures. Ces nouveaux systèmes ne seront sans doute pas dépourvus de failles, mais au moins essayons-nous de ne pas reproduire les mêmes erreurs. Cependant, ces écosystèmes, justement parce qu’ils sont jeunes, peinent à se faire financer. Les sociétés de capital de risque, par exemple, ont tendance à attendre qu’un projet ait démontré ses capacités de rendement avant de lui avancer des fonds. Malheureusement, il est déjà trop tard pour changer la culture et pallier les externalités d’un milieu lorsqu’il est à ce point formé. 

2MC investit donc délibérément dans des projets entrepreneuriaux lors des premières phases de leur développement, grâce à un modèle de financement pondéré permettant à des investisseurs avec différents objectifs de rendement de mettre leur capital en commun et d’investir sur le long terme. En divisant ainsi le capital en parts, nous sommes en mesure d’attirer des investisseurs suffisamment tôt pour financer la construction d’économies florissantes et viables, dont l’essor ne nuira pas aux êtres humains ni aux ressources naturelles qui en feront partie.

 

Répartir les risques sans renoncer au rendement

Il y a six ans, nous avons conclu un partenariat avec la New York City Economic Development Corporation (NYCEDC) visant à bâtir et à soutenir une nouvelle économie manufacturière, soit un secteur regroupant des technologies de pointe comme l’impression 3D et la robotique ainsi que les logiciels, les innovations et les institutions qui leur sont associés. C’était un domaine peu dynamique dans ses débuts, au point que nous avons eu du mal à trouver plus de cinq ou six entreprises suffisamment matures pour passer en phase d’accélération de croissance. C’est le financement de la NYCEDC, dont le mandat consiste justement à créer de nouveaux marchés, qui a permis de jeter les bases de ce nouvel écosystème. Notre cohorte de l’année dernière comptait 85 entrepreneurs, dont plus de la moitié s’identifiaient comme étant des femmes ou des personnes de couleur, tandis que les moyennes nationales comparables peinent à franchir les 10%. Arrivez tôt, et vous pourrez changer le cours d’une économie.

À Fort Myers, en Floride, 2MC agit à titre d’associé de SW Florida Impact Partners LLP, un fonds d’investissement à visée communautaire qui travaille à la réduction des inégalités dans le sud-ouest de la Floride en augmentant la capacité et la visibilité des entrepreneurs traditionnellement marginalisés, notamment des femmes et des personnes issues de communautés minoritaires. Le fonds disposera d’un capital maximal de 30 millions de dollars et financera les actifs immobiliers d’institutions locomotives, comme les écoles, les épiceries, les banques et les hôpitaux, ainsi que ceux de petites entreprises. 

Grâce à ce partenariat, auquel participent également la Fort Myers Community Redevelopment Agency et la Southwest Florida Community Foundation, 2MC propose, avec l’incubateur de Fort Myers, un exemple de modèle de développement qui tire parti des connaissances et de l’expérience des joueurs locaux, cerne leurs besoins immédiats, et saisit les opportunités présentes tout en relevant des défis plus complexes sur le long terme.

Dans le Sud-Est asiatique, The Incubator Network, lancé en partenariat avec Circulate Capital, nous permet de bâtir un écosystème entrepreneurial régional entièrement consacré à l’élimination du plastique dans les océans, dans certains des pays qui déversent le plus de déchets au monde. En plus de contribuer à résoudre une tragédie environnementale, nous y aidons les travailleuses de la chaîne de traitement, souvent victimes d’abus graves, à défendre leur place au cœur d’une toute nouvelle économie. Cette double vocation a su attirer un financement multilatéral, des bourses gouvernementales et des dons d’OBNL, en plus d’un fonds de 100 millions de dollars américains constitué par des multinationales soucieuses de trouver une solution aux huit millions de tonnes métriques de plastique qui se retrouvent chaque année dans nos océans.

Dans chacun des trois exemples précédents, il nous aurait été impossible d’obtenir des capitaux assez tôt sans le concours de fondations et d’agences gouvernementales, et sans ces investissements, les autres formes de capital non dilutives dont nous disposions n’auraient pas suffi à influencer la formation d’un système économique. Une fondation, un investisseur, une entreprise multinationale et une banque de développement, si elles décident de mobiliser ensemble leurs ressources, peuvent faire en sorte que l’investissement de l’un diminue le risque pour tous les autres, en garantissant à chacun d’atteindre ses propres objectifs.

Sous notre régime capitaliste actuel, il arrive souvent que le capital ne vaille pas son poids dans la balance décisionnelle. Nous devons continuer à créer de nouveaux points de rencontre entre le capital d’investissement et les autres formes de capital, et ce, de plus en plus tôt dans le processus de développement économique. Pour peu que nous nous entendions sur ce qui constitue une économie viable, c’est-à-dire une économie résiliente et inclusive. 


  1. «Race influences professional investors’ financial judgments», Sarah Lyons-Padilla, Hazel Rose Markus, Ashby Monk, Sid Radhakrishna, Radhika Shah, Norris A. “Daryn” Dodson IV, et Jennifer L. Eberhardt, Proceedings of the National Academy of Sciences, 12 août 2019.
  2. «The Top Jobs Where Women Are Outnumbered by Men Named John», Claire Cain Miller, Kevin Quealy et Margot Sanger-Katz, The New York Times, 24 avril 2018.
  3. «Ethnic diversity deflates price bubbles», Sheen S. Levine, Evan P. Apfelbaum, Mark Bernard, Valerie L. Bartelt, Edward J. Zajac, et David Stark, Proceedings of the National Academy of Sciences, 17 novembre 2014.
  4. «Gender diversity within R&D Teams: Its impact on radicalness of Innovation», Cristina Diaz-Garcia, Angela Gonzales-Moreno, Francisco José Saez-Martinez, Innovation, 17 décembre 2014.
  5. «Why diversity matters», Vivian Hunt, Dennis Layton et Sara Prince, janvier 2015.

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