#3, Novembre 2019
L’ESSAI
Des écosystèmes pour tous
Ananda Fitzsimmons
L’infinie complexité du vivant, que nous entrevoyons à peine, suppose une relation multidimensionnelle entre les hommes et leur habitat. Plutôt que de chercher à réduire notre impact négatif sur l’environnement, il faut créer une boucle vertueuse où la communauté et le milieu se nourrissent l’un l’autre.
Pendant des milliers d’années, les peuples autochtones ont été les seuls habitants de l’Amérique du Nord. Ils considéraient la terre et toutes ses créatures, y compris eux-mêmes, comme un ensemble d’éléments interreliés envers lequel ils avaient une responsabilité. Ils exploitaient les écosystèmes dont ils dépendaient pour se nourrir tout en les préservant pour l’avenir.
Puis sont arrivés les colonisateurs européens qui n’avaient pas une telle vision de la nature. Cette dernière était généreuse et ils se sentaient en droit de revendiquer ses ressources comme si elles avaient été illimitées. Au cours des siècles, la population mondiale a augmenté et les humains occupent aujourd’hui une superficie disproportionnée de la surface de la Terre. La culture dominante demeure celle de l’anthropocentrisme, ses défenseurs revendiquant la terre comme une marchandise avec peu de considération ou de compréhension des systèmes naturels qu’elle perturbe. Cela a entraîné une dégradation de l’environnement et d’énormes inégalités sociales. Le mouvement du développement durable a tenté d’inverser cette tendance, mais n’a finalement réussi qu’à en ralentir les impacts négatifs.
Aborder la complexité des systèmes vivants
Cela fait à peine une cinquantaine d’années que notre science a commencé à faire des découvertes qui rejoignent et valident ce que les peuples autochtones savaient déjà: la terre est vivante et constituée d’écosystèmes vivants interconnectés. Dans les années 1980, les scientifiques ont appris à lire l’ADN et ont découvert l’existence du microbiome. Nous avons compris que toute forme de vie avait évolué conjointement avec des communautés complexes de microorganismes et que 90% des cellules de notre corps sont des êtres microscopiques sans lesquels nous ne pourrions pas fonctionner. Cela est vrai non seulement pour toutes les espèces végétales et animales, mais également pour les éléments de la terre. Chacun de nous constitue un écosystème parmi d’autres écosystèmes. Chaque créature au sein du monde vivant contribue au fonctionnement de l’ensemble. Nous ne comprenons pas encore la mécanique de ces systèmes dans toute leur complexité; nous commençons à peine à les reconnaître.
Entre-temps, la technologie numérique nous a donné les moyens de travailler avec de grandes quantités d’informations, de modéliser des systèmes complexes et d’observer des schémas. Plutôt qu’une approche réductrice, isolant et contrôlant chaque élément comme le faisait la science jusqu’alors, nous pouvons commencer à étudier et à comprendre des univers interreliés, nous pouvons modéliser et projeter des tendances à partir de vastes ensembles de données. Et la science nous dit que nous sommes sur la voie d’un désastre écologique et climatique.
Il existe un énorme fossé entre les avancées scientifiques les plus pointues et la manière dont les choses se font dans la société. L’information circule en silos. L’agriculture et l’industrie perpétuent des pratiques ignorant les récentes découvertes et négligent le potentiel du développement régénérateur pour construire une société prospère et résiliente.
Nous savons que le sol est vivant, qu’il a la capacité de produire des aliments et des fibres sans produits chimiques, qu’il peut purifier et stocker de l’eau, que son action conjuguée à celle des plantes refroidit la température de la Terre et purifie l’air; qu’il peut piéger et éliminer l’excès de CO2 dans l’atmosphère sans aucun effet secondaire. C’est ce que nous appelons les services écosystémiques. Et même si ces services contribuent au maintien d’un environnement fertile et équilibré, avec de l’air pur, de l’eau propre et des aliments nutritifs pour tous (rien de moins), il n’y a toujours pas de case dans nos bilans comptables pour rendre compte de la valeur des ressources naturelles ni de l’épanouissement des êtres vivants. Nous n’avons pas de système pour mesurer la valeur intrinsèque des choses en dehors de leur plus-value financière.
Tout commence au niveau du sol
Dans une perspective régénératrice, des groupes et des individus faisant œuvre de pionniers dans le monde entier ont testé et progressivement amélioré des pratiques de gestion des sols qui restaurent et maintiennent les écosystèmes terrestres. Il s’agit entre autres de maintenir une couverture végétale sur les terres la plus grande partie du temps, d’accroître la biodiversité des espèces dans un champ, de semer des plantes vivaces à racines profondes pour faciliter l’infiltration d’eau en profondeur, de créer un habitat pour une variété d’insectes, d’oiseaux et d’animaux, et de recycler des nutriments organiques pour fertiliser la terre sans produits chimiques. De telles méthodes peuvent offrir une résilience à la sécheresse et aux inondations. Elles contribuent à refroidir la surface du sol et à réduire les gaz à effet de serre dans l’atmosphère.
Nous pourrions constituer notre capital naturel pour atténuer et éventuellement inverser la crise climatique en optimisant ces services écosystémiques grâce à une gestion régénératrice des sols partout autour de nous, des exploitations agricoles aux forêts, en passant par les villes et les zones industrielles dégradées. Alors qu’attendons-nous?
Nous sommes enfermés dans un écosystème humain qui est inextricablement tissé pour maintenir le statu quo. Les décisions relatives à la gestion des terres sont dictées par la propriété privée, par les forces du marché et par les politiques gouvernementales. L’opinion publique influence ces forces, mais elle est souvent bridée par l’ignorance ou l’apathie.
Changements enracinés dans la communauté
Je dirais que notre société a, plus que jamais, désespérément besoin d’innovations sociales qui perturbent les habitudes pour créer un changement social systémique. Ce changement doit commencer par la sensibilisation du public. Le meilleur exemple d’une telle innovation sociale est le mouvement locavore qui défie le système alimentaire traditionnel. Avec les paniers provenant de l’agriculture soutenue par la communauté, les marchés de producteurs et autres formes de réseaux de distribution de plus en plus nombreux, ce mouvement est une niche du système alimentaire en pleine croissance dans le monde entier. De petits agriculteurs peuvent restaurer des terres, gagner leur vie de manière raisonnable et jouer un rôle dans la création d’une communauté de citoyens liée à une économie locale.
Mais nous devons également valoriser les services écosystémiques et mobiliser les ressources financières et politiques nécessaires plutôt que de compter seulement sur la bonne volonté des individus. Nous devons créer des marchés pour soutenir ceux qui développent des services écosystémiques au bénéfice de la planète et de tous ses habitants. Le développement du marché du carbone, par exemple, commence à encourager les pratiques de gestion régénératrice des terres et s’étend désormais au crédit pour le carbone dans les sols en Californie et en Alberta.
Ces initiatives rassemblent également les communautés et aident leurs membres à échanger sur des valeurs communes, à tisser des liens, à développer un sens et à partager un objectif. Le défi majeur est de travailler dans les limites du système comptable actuel tout en privilégiant une option qui fondamentalement accorde une valeur à la vie avant toute chose.
Ananda Fitzsimmons est co-fondatrice de Art of Regeneration et présidente du conseil d’administration de Régénération Canada.