#3, Novembre 2019
L’ENTRETIEN
Régénérer le vivant
Cinq questions à Bill Reed, responsable au groupe Regenesis.
Le praticien de renommée mondiale dans le domaine du développement régénérateur nous en dit plus sur une approche qui devient lentement mais sûrement la prochaine étape au-delà du développement durable.
Raccords : Pourquoi se tourner vers le développement régénérateur et en quoi est-il différent du développement durable?
Bill Reed : Les gens sont attirés par le développement régénérateur, car il présente une perspective différente du monde. Avec le design conventionnel ou technique, les projets que nous réalisons respectent les normes pour la sécurité des usagers mais sans plus. En améliorant le design conventionnel, nous en arrivons au design écologique (certification LEED, Défi du bâtiment vivant ou tout autre système d’évaluation de ce type). Si le design écologique permet de faire plus d’économies ou de réduire les dommages (à l’environnement), l’étape suivante devrait permettre d’en arriver à des «dommages nuls» et c’est ainsi que la plupart des gens interprètent la durabilité. Cependant, ce niveau de perfection n’existe pas: un bâtiment à consommation énergétique nette nulle utilise néanmoins de l’énergie intrinsèque et continue de détruire une partie du tapis forestier. Nous ne faisons jamais rien qui n’entraîne aucun dommage. Alors, si tel est le cas, nous continuons de dégrader la planète, et la durabilité n’est qu’une façon plus lente de mourir, comme on l’a déjà reconnu.
Que protégeons-nous exactement ? Notre mode de vie, et pour ce faire, nous devons maintenir ce qui rend notre mode de vie possible. Par conséquent, nous devons maintenir la vie elle-même. Mais la vie n’est pas statique: c’est un processus en devenir. La vie évolue. Il y a une succession écologique continue, un développement continu des êtres humains. Et à moins de travailler avec ces systèmes évolutifs selon leurs propres conditions, un peu comme ce que les écologistes appellent la gestion adaptative, nous ne pourrons jamais réussir à avoir un développement durable. Nous sommes donc face à deux choix: soit rentrer à la maison et faire la fête jusqu’à ce que les fondements de la vie humaine soient détruits, soit essayer de nous engager dans un processus de renversement, celui de régénérer des systèmes vivants complexes comme notre rôle dans les processus évolutifs. Sauver la planète est une tâche qu’aucun individu ni aucune organisation ne peut réussir; elle est trop énorme et abstraite. Mais ce sur quoi nous pouvons travailler, ce sont les lieux où nous vivons. Et nous savons maintenant qu’il est absolument possible de restaurer de grandes régions du monde.
Une grande partie de votre travail consiste à mieux comprendre un lieu ou un habitat. Comment procédez-vous pour comprendre ce qu’est un lieu?
Nous aimons chercher à comprendre «qui c’est» et non «ce que c’est» parce que la prémisse sur laquelle nous nous basons veut que chaque lieu soit un organisme vivant unique. Montréal est différente de Boston, de La Nouvelle-Orléans, de Sao Paulo ou de toute autre ville, mais pourquoi? C’est ce que nous devons comprendre si nous ne voulons pas traiter ces lieux de manière générique et méconnaître les interventions appropriées.
Nous pouvons considérer toute vie—et tout lieu—comme une négociation entre des forces opposées: des forces catalytiques et des forces contraignantes. Par exemple, si je veux construire un bâtiment, quels sont les obstacles? Le budget, les lois de la physique, le syndrome «pas dans ma cour»—ou le refus de la responsabilité mutuelle envers ce qui se passe dans un quartier donné ou dans le monde en général, etc. La façon dont les gens surmontent ces obstacles est généralement faite de compromis: une situation de perdant-perdant où une des parties accepte de renoncer à certaines choses parce que l’autre partie fait de même. Le résultat est un moindre mal pour tout le monde. Cela sonne bien sur le plan politique, mais c’est ainsi que nous détruisons la planète. Nous acceptons une suite de mauvais compromis. Mais la nature ne fait pas de compromis: elle s’harmonise ou se réconcilie. Le chêne ne discute pas avec le saule sur les échanges de nutriments. Ils interagissent à la suite de relations complexes qui génèrent une profusion d’avantages réciproques dans un processus continu qui consiste à donner et à recevoir. La nature n’essaie pas de résoudre les problèmes; elle est tournée vers de potentielles situations futures. Si un ouragan survient, les espèces vivantes remontent simplement vers les berges et commencent à créer une diversité de relations pour soutenir des systèmes vivants toujours plus vastes et plus complexes. Travailler comme la nature c’est comme élever un enfant. Si nous sommes de bons parents, nous travaillons avec le potentiel unique de cet enfant et tous ses problèmes.
Pouvez-vous nous parler d’un projet spécifique de développement régénérateur: comment avez-vous fait la recherche sur le lieu, comment avez-vous contacté les habitants, combien de temps a duré le projet et qu’est-ce qui en est ressorti?
Au cours des cinq dernières années, nous avons travaillé avec un client, Las Salinas, un promoteur basé à Viña del Mar, au Chili, qui possédait un site de 19 hectares sur lequel se trouvait un parc de stockage de pétrole. La communauté était en colère: 25 groupes militants appelaient tous ce promoteur «l’ennemi». Ils estimaient que les promoteurs avaient détruit leur ville. C’était l’une des plus grandes cités-jardins du monde—la tradition anglaise des cités-jardins s’y est établie à la fin du XIXe siècle—mais depuis 30 ans, elle se meurt. Maintenant, lorsque vous la traversez en voiture, vous pouvez constater qu’elle est en déclin accéléré. Ce qui était autrefois l’estuaire, le lit de semence de la baie de Valparaíso qui est maintenant une zone morte, a été transformé en un stationnement. La belle architecture ancienne a été remplacée par un design de mauvais goût.
La ville avait perdu son âme. Les groupes militants et les autorités municipales ont tenté de renverser la situation sans succès parce qu’ils travaillaient toujours en vases clos, certains se concentraient sur la mobilité, d’autres sur l’érosion des plages, la connectivité des habitats, la justice sociale, l’égalité entre les sexes ou les investissements commerciaux, etc. Mais ces domaines d’intervention n’étaient pas intégrés, car il n’y avait pas d’objectif commun. Nous leur avons donc demandé de prendre du recul par rapport au projet de ce promoteur—notre client—et de travailler ensemble sur la santé de toute la ville. Nous avons revisité l’époque où la ville était encore en plein essor et nous avons cherché le pourquoi. Nous avons découvert—grâce à des recherches menées avec des experts locaux, dans les musées et les archives—que depuis 1200 ans, chaque fois que des humains interagissaient avec ce lieu, Autochtones Aconcagua, industriels ou mouvement cités-jardins, l’endroit et son écologie s’étaient améliorés et les humains qui y vivaient étaient plus heureux. C’était un modèle très inhabituel, une forme de résilience cumulative qui s’est avérée être la valeur fondamentale, ou l’essence, de ce lieu particulier. Il y a trente ans, toutefois, la plupart des indicateurs de développement ont commencé à marquer une décroissance.
Nous avons travaillé directement avec une anthropologue locale et quelques membres de son personnel. Nous avons également commencé par rencontrer 18 des 25 groupes militants. Nous leur avons fait remarquer que tous ces domaines qui souffraient—habitat, nourriture, animation des rues, érosion des plages et qualité de vie en général, pour les humains et les poissons—pourraient être améliorés si nous travaillions ensemble au service de ce système plus vaste. En moins de deux semaines après leur avoir fait réaliser ce potentiel, la majorité des groupes ont manifesté de l’enthousiasme quant à la possibilité de développer un processus de création conjointe avec le promoteur et entre eux.
Au bout du compte, le processus a conduit à la création coordonnée localement de plusieurs zones de la ville en harmonie avec l’histoire de ses habitants et de son habitat. Il comprend, par exemple, un réseau de sentiers traversant des zones de bâtiments en hauteur et offrant de nouveaux points d’accès à la plage, ainsi que l’introduction d’un système de récupération des eaux grises et des eaux de pluie pour alimenter un aménagement paysager à plusieurs canopées qui ramènerait la connectivité et la diversité écologiques essentielles, un concept sans précédent dans la ville. Le développement prévoit également des espaces commerciaux abordables aux rez-de-chaussée et la création d’un marché central où la communauté pourra se réunir et échanger. Certains de ces développements sont en cours et d’autres attendent encore d’être mis en œuvre. Lorsqu’ils sont considérés ensemble, ils forment un tout capable de se régénérer, car chacun d’entre eux a été planifié de manière cohérente dans l’objectif global de restaurer la santé de la ville et de revitaliser ce qui en fait un lieu unique régi par sa propre dynamique.
Quels ont été les principaux obstacles rencontrés au cours de ce projet? Et les principaux résultats?
Le plus difficile a été de convaincre notre client qu’il n’était pas plus important que ses voisins, mais qu’ils étaient tous des acteurs à parts égales dans la communauté et le système écologique. Il leur a fallu environ un an pour souscrire à cette idée. Cela fait, nous avons organisé des réunions regroupant de 30 à 40 personnes représentant des groupes d’intervenants, y compris le client, dans divers endroits de la ville, toutes les six semaines pendant un an. Au bout de ce délai, la Chambre de commerce a décidé de s’associer à la démarche, de même que le maire, encore un an plus tard. Ce que nous avons fait a été de créer un cercle d’énergie et de concentration mutuelle permettant aux gens d’apprendre à se connaître et, éventuellement, à développer un souci et un respect des uns et des autres. Nous disons généralement à nos clients qu’ils devront travailler avec nous pendant trois ans pour que le processus soit efficace. Compte tenu du rythme du développement communautaire, nous avons besoin d’un an pour que les gens changent d’avis, et environ deux autres années pour que le changement soit permanent. Les associations entre neurones dans le cerveau mettent autant de temps à se refaire. Le plus gros obstacle est de faire comprendre aux gens que le développement régénérateur concerne premièrement leur propre développement en tant qu’individus, avant de pouvoir effectuer des changements dans leur communauté. Nous ne pouvons agir comme consultant pour un client et changer la communauté locale sans amener le client à modifier son propre point de vue.
Le développement humain est souvent tenu pour responsable de la dégradation de l’environnement naturel. Diriez-vous que c’est une idée fausse de penser que le développement humain doit cesser pour que la nature prospère?
Oui, c’est une idée fausse. Le mauvais développement humain doit cesser, bien sûr, mais nous avons un rôle intégrateur à jouer pour soutenir la vie de manière constructive. Soit dit en passant, cela ne signifie pas que la mort ne surviendra pas, c’est un aspect intégral de la vie. Mais nous n’avons jamais vu l’harmonisation échouer. Dans tout projet, nous devons prendre en compte la force contraignante qu’est la nature et ce dont elle a particulièrement besoin à cet endroit. Nous avons le droit d’y vivre et d’avoir un logement, mais nous devons également comprendre quelles sont les limites à respecter et prêter attention à la rétroaction de cet environnement en prenant le temps d’observer celui-ci. Les écosystèmes les plus sains de la planète ont existé lorsque les êtres humains (peuples autochtones) étaient engagés dans une relation de coévolution avec la nature.