#4, Mars 2020

L’INTERVIEW

De la mobilisation au déploiement

Quatre questions à Tom Liacas, stratège principal en mobilisation sociale et à NetChange Consulting.
Propos recueillis par Florence Sara G. Ferraris.

Véritables ras de bol collectifs, les mouvements populaires génèrent en peu de temps une puissance remarquable, qui peut être très féconde lorsqu’elle est adéquatement orientée.

Raccords #04 - From Mobilization to Deployment

Raccords : On ne peut nier l’ampleur qu’ont prise certains mouvements citoyens au cours de la dernière décennie. À la lumière de ces événements, devrait-on considérer ces campagnes comme un levier à privilégier pour accélérer le changement social ?

Tom Liacas : Absolument! Ce dont on se rend compte quand on s’intéresse aux stratégies de communication, c’est que ces mouvements populaires ont un pouvoir de mobilisation qui dépasse largement celui qu’ont aujourd’hui les campagnes plus traditionnelles, dotées d’un agenda clair et ciblant un public défini, mises sur pied par des syndicats, par exemple, ou des organisations non gouvernementales comme Greenpeace ou Save the Children.

Les mouvements populaires, au contraire, sont plus organiques. Ce sont des réponses sociales fortes mais désorganisées face à une injustice ou à un enjeu sociétal critique. Ils rassemblent des gens en colère qui s’adressent à d’autres gens en colère. Ils donnent une voix à des groupes marginalisés, notamment les personnes racisées, les femmes et les personnes vivant en situation de pauvreté, qui autrement se retrouveraient avec difficulté dans l’espace public. On peut ici penser aux femmes victimes de violences sexuelles engagées dans le mouvement #MoiAussi ou aux manifestations spontanées organisées en réaction aux violences policières à l’endroit des communautés noires aux États-Unis (Black Lives Matter). Quand on arrive à catalyser cette rage, on peut réussir à pénétrer la sphère politique et, ainsi, à ébranler les structures établies!

La colère derrière le mouvement Black Lives Matter, une fois organisée, a permis l’élection de procureurs sensibles aux droits des Afro-Américains. Et c’est à peu près la même chose qu’on a vue se produire avec Fight for 15 $ au début des années 2010. Excepté que, cette fois, l’appel à la mobilisation venait d’un syndicat de travailleurs—donc d’une organisation déjà structurée au départ—, ce qui ne l’a pas empêché de percoler vers la base pour finalement se traduire par une hausse du salaire minimum dans plus d’une vingtaine d’États américains.

Quelles sont les contraintes et les limites des campagnes citoyennes qui émanent des mouvements populaires, dits «grassroots» ?

Paradoxalement, c’est la force de ces campagnes qui en est aussi l’une des principales limites. Je m’explique: les mouvements populaires tirent leur énergie des masses; s’ancrent dans une colère et un sentiment d’injustice diffus qui transcendent les frontières physiques et sociales. Ils sont le fruit d’un ras le bol collectif qui, tout d’un coup, s’active. C’est très puissant!

Fondamentalement horizontaux et portés par une masse critique de gens, ils sont toutefois généralement peu organisés. Occupy Wall Street, dont les actions se sont multipliées aux quatre coins du monde, a toujours fonctionné de manière très collégiale, dans l’optique de permettre à tous les participants d’avoir voix au chapitre. C’est louable, mais cette absence de structure claire peut freiner le passage à l’action. Et au bout d’un moment, il faut transposer la colère en un message cohérent qui aura un réel pouvoir de changement, notamment vis-à-vis des élus et des instances officielles. À force de pointer dans toutes les directions, on n’arrive plus à choisir où on veut aller, et on assiste à une lente démobilisation des troupes: l’élan initial se dissipe. Dans le cas d’Occupy, cela ne veut toutefois pas dire que le mouvement n’a pas porté ses fruits, bien au contraire! Il a su poser le problème de la disparité des revenus en des termes qui ont trouvé un écho au sein d’un vaste pan de la population, du discours médiatique et des élus, et ce, de façon durable. Et encore aujourd’hui, ils sont des centaines, parmi celles et ceux qui ont fait leurs premières armes dans les campements d’Occupy, à être toujours mobilisés dans d’autres causes, d’autres mouvements.

Qui plus est, de par sa nature, l’émergence de ces mouvements est complètement imprévisible. Elle est le résultat de facteurs multiples et, plus encore, du temps qui passe; de la frustration qui s’accumule. Or pour quelqu’un qui travaille ou milite de manière active pour le changement social, il peut être difficile de rester dans l’attente qu’une vague lève. C’est pour cette raison que des gens s’impliquent en politique ou décident de militer au sein d’organisations établies; parce que même si le changement prend plus de temps à se concrétiser, l’action immédiate est plus habilitante que l’attente. Il ne faut d’ailleurs pas sous-estimer le pouvoir de ces militants du quotidien, dont les gestes, même s’ils sont posés dans l’ombre, éveillent et rassemblent les consciences, mobilisent les acteurs et les ressources, jusqu’à l’émergence des mouvements qui culminent dans nos médias et dans la rue.

Après, il est clair que chaque fois qu’un changement social s’opère—peu importe sa nature—celles et ceux à qui le statu quo bénéficie au quotidien se sentent pénalisés et ripostent. Les réactions négatives suscitées par les mouvements citoyens ne devraient toutefois pas teinter le regard que l’on pose sur eux. Prenons le mouvement pour les droits civiques des Noirs aux États-Unis, dans les années 1950 et 60; vous pensez que la majorité de la population et les dirigeants le voyaient d’un bon œil? Pourtant, rares sont ceux qui, aujourd’hui, oseraient dire que cette résistance était une raison suffisante pour mettre fin aux efforts pour une plus grande justice raciale.

Comment peut-on faire en sorte que les changements d’attitude revendiqués par un mouvement débordent celui-ci et trouvent un ancrage durable au sein de la population générale et de nos institutions ?

À un certain point, ces mouvements doivent parvenir à se structurer; sans quoi canaliser l’énergie des masses dans des actions concrètes, comme inciter les jeunes à aller voter, s’avère difficile. Cela peut passer, entre autres, par l’acceptation d’une forme de leadership qu’on retrouve davantage dans les campagnes de communication traditionnelles. C’est d’ailleurs à ce stade que des ponts peuvent être jetés entre les campagnes issues de mobilisations populaires et les stratégies de communication plus classiques. À ce titre, les structures de leadership réparti en réseau («distributed leadership»), qui permettent d’encadrer le message véhiculé par les troupes sans déposséder les militants du pouvoir d’adapter leurs moyens d’action et leur échelle d’intervention, sont un bon exemple de mode organisationnel hybride. Une fois l’armature du mouvement bien articulée, rien ne l’empêche de recourir à des stratégies traditionnelles comme le ciblage politique, le porte-à-porte ou la mise en ligne d’une pétition dans le cadre de sa campagne.

La mobilisation entourant la crise climatique est emblématique de cette évolution. Portée par une jeunesse poussée dans ses retranchements, elle a pris une tournure beaucoup plus organisée à l’automne dernier, que ce soit via le Sunrise Movement, aux États-Unis, qui pousse pour l’adoption du Green New Deal, ou la campagne Our-Time, au Canada, qui visait lors de la dernière campagne électorale fédérale à faire élire des députés sensibles à ces enjeux. Dans ces deux cas, il y a clairement un échange entre la mobilisation populaire et des organisations plus structurées à des fins politiques plus définies. Et c’est là qu’on peut voir que l’une et l’autre approche s’alimentent; dans les méthodes de frappe, mais aussi par le biais des acteurs mobilisés. Je vous ai déjà parlé des «enfants d’Occupy», mais au Québec on retrouve la même chose avec les étudiants engagés du Printemps érable qui militent aujourd’hui au sein de Québec solidaire.

Par ailleurs, on a tendance à croire que pour faire avancer les choses, il faut constamment rallier de nouvelles personnes à notre cause; pourtant, nous aurons beau être des milliers à affirmer être préoccupés par les changements climatiques et à reconnaître l’urgence d’agir, ce ne sera jamais suffisant si le geste ne joint pas la parole. On constate même qu’il vaut parfois mieux être moins nombreux, mais être prêts à agir concrètement, à changer nos manières de faire, à déranger l’ordre des choses. Vient un moment où il faut mettre la main à la pâte. Et cela implique parfois d’ajuster nos comportements aux besoins de la cause.

Quelle évolution connaîtront, selon vous, les stratégies de communication mobilisatrices au cours des prochaines années ?

Les stratégies de mise en réseau grâce aux plateformes numériques ou de personnalisation des communications de pair à pair, qui empruntent aux mouvements populaires leurs méthodes et leur vocabulaire, sont encore en émergence. C’est d’ailleurs pour contribuer à leur essor que j’ai mis sur pied, il y a deux ans, le projet Blueprints for Change. À mi-chemin entre le réseau social et la librairie de partage libre, cette plateforme a permis à des centaines de militants de mettre en commun leurs outils de travail et leurs stratégies, d’apprendre des autres militants, de créer des alliances.

De cette manière, cette plateforme agit donc un peu, elle aussi, comme un pont entre les mouvements populaires et les campagnes structurées. D’abord, parce que les «campaigners» derrière le projet ont souvent, comme moi, un bagage d’activiste—leur travail est donc porté par un profond désir de changement, avant toute chose. Nous sommes de ceux qui avons fait nos classes au sein des mouvements et qui, plutôt que d’attendre la prochaine mobilisation, avons décidé d’intégrer les structures établies pour mieux les réformer.

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