#4, Mars 2020
L’ESSAI
Reconquérir notre pouvoir pour soutenir l’innovation
Umme Sarah Hoque
Au-delà du changement, c’est à la pérennité des avancées qu’il faut veiller pour transformer durablement nos sociétés. Une victoire qu’on ne peut remporter que si notre engagement nous pousse à nous lier aux autres, sur les médias sociaux comme dans la vie, et se fonde sur une expérience partagée du monde.
Mon téléphone vibre. Comme j’attends un message d’une amie, je m’en saisis. J’ai un nouveau message :
« Salut Umme. C’est Susan, de [organisation]. Je voulais t’informer que nous organisons bientôt un bel événement près de chez toi. On s’y retrouve ? »
Je souris. Il me faut un instant pour déterminer s’il m’a été envoyé par une vraie personne, ou s’il s’agit d’un envoi automatisé. La plupart des gens ne voient pas la différence, mais moi je sais: je travaille dans l’organisation numérique. Je sais aussi que l’expéditrice est probablement une bénévole en chair et en os, qui partage mes intérêts. Aussi, je réponds que je ne peux pas: je suis prise ce jour-là. Elle me relance rapidement: «Que fais-tu dans deux semaines?» Son organisation tient un autre événement à ce moment-là, et a besoin d’aide pour le préparer. Nous discutons un peu de ma vie, de sa campagne, comme de vieilles copines. Elle m’écrit d’un numéro de téléphone générique, et je suis persuadée qu’elle échange avec au moins 50 autres personnes en même temps. Pourtant, à la fin de notre brève conversation, ce texto est devenu celui d’une amie.
Vers la communication de pair à pair
La popularité croissante des messages textes personnalisés, le recours à des équipes de «texteurs» et la décentralisation des volontaires sont peut-être les manifestations les plus révélatrices de la transformation que subissent actuellement les communications à des fins militantes. De n’importe où dans le monde, une personne qui partage vos intérêts ou vos objectifs peut entrer en contact avec des alliés potentiels, par le biais de conversations bien réelles. Certes, il existe des scénarios fournis par la campagne ou l’organisation dirigeante à partir desquels les volontaires sont formés et qu’on leur demande de suivre. Mais les démarcheurs peuvent répondre à leurs interlocuteurs avec leurs propres mots. Ainsi, il est possible d’avoir des conversations plus ou moins approfondies avec eux, et d’établir un lien réel, quelle que soit la durée de l’échange. À l’avenir, les outils utilisés à cette fin pourraient changer—lorsque les agents conversationnels ou autres innovations technologiques prendront le dessus—mais ce type de communication et d’organisation resteront essentielles.
Cela fait des décennies que les communications s’efforcent de mobiliser par la diffusion: en envoyant des communiqués de presse aux médias pour attirer leur attention, en forgeant des liens avec les journalistes, en tentant de faire la une des journaux; autrement dit, en recherchant la meilleure couverture médiatique possible. On s’adresse au public en lui envoyant des salves de courriels, après avoir procédé à des tests A/B de visuels et de lignes d’objets, mais on offre au lecteur ou à l’activiste assez peu de raisons ou de moyens de prendre part à l’action. C’est à peine si on lui réclame un don de quelques dollars, ou sa signature sur une pétition. Or, lorsqu’il s’agit d’établir un pouvoir citoyen capable de vrais changements politiques, ce type de communications se heurte vite à des limites. Les campagnes qui visent la modification ou l’entrée en vigueur d’une loi, et le maintien de celle-ci indépendamment du gouvernement au pouvoir, ne peuvent pas se contenter de parler aux gens.
Avec la montée en puissance de l’organisation numérique et des médias multicanaux, les communications se sont mises à dialoguer avec les partisans pour les rassembler, afin d’en faire des activistes citoyens qui s’approprient la mission, la cause, et la campagne elle-même. En mettant en place cette dynamique, on s’assure non seulement que les avancées législatives auront effectivement lieu, mais aussi qu’elle seront mise en place rapidement, et qu’elle perdureront. En d’autres termes, qu’elles auront lieu quand il le faut, et non pas lorsque le climat politique s’y prêtera—ou quand il sera trop tard.
Au-delà des urnes électorales
Depuis dix ans, j’ai la chance de travailler à la croisée des communications et de la mobilisation populaire. En effet, cette manière d’organiser les individus, de les motiver et de canaliser leurs efforts vers des actions continues s’appuie sur des stratégies de communication solides et efficaces et répond à des critères simples.
Tout d’abord, elle doit se baser sur un discours simple et une théorie du changement claire que tout le monde puisse et veuille communiquer. Au sein de Solar Citizens, un organisme australien qui lutte pour l’accroissement de l’énergie solaire et renouvelable, notre discours était limpide: dans un pays aussi ensoleillé, ce type d’énergie s’imposait comme une évidence, et la plupart de ses détracteurs étaient ceux qui profitaient de la structure en place. L’hostilité émanait à la fois du puissant lobby australien du charbon, qui avait un intérêt direct à maintenir le charbon au rang de source principale d’énergie à l’échelle nationale, et des membres de la communauté qui pensaient qu’il n’existait pas d’autre voie possible. Le phénomène était endémique, surtout parmi les politiciens et citoyens conservateurs et ruraux. Par conséquent, la campagne devait présenter l’énergie solaire comme l’autre solution viable, démontrer son potentiel aux yeux de tous et rassembler des populations d’horizons différents pour militer en sa faveur.
Des communications efficaces et puissantes doivent motiver les gens et les inciter à agir. Et leur faire prendre conscience qu’il n’appartient pas à un dirigeant charismatique ou à qui que ce soit d’autre de rédiger les politiques qui nous sont destinées: c’est à nous tous qu’il incombe de prendre les choses en main. Étant donné qu’une réglementation peut être gagnée ou perdue selon le parti politique au pouvoir, il devient évident que les citoyens doivent prendre sur eux d’inciter les politiciens à poursuivre les luttes au-delà des scrutins. Et, si le but est de remporter une victoire politique à long terme, il est essentiel d’employer des stratégies de communication qui favorisent la participation citoyenne dans le cadre de mouvements durables. Accélérer le changement social requiert des citoyens qu’ils soient intéressés et engagés, et qu’ils fassent entendre leurs voix en faveur de ce changement.
Lorsque je travaillais à la défense de l’environnement, plusieurs gouvernements de différentes allégeances politiques ont tenté de hausser les taxes sur l’énergie solaire, ce qui aurait engendré une augmentation des coûts pour les propriétaires d’énergie solaire ainsi que pour les personnes souhaitant se doter d’un tel système. Mais grâce à notre travail, misant sur des stratégies de communication coopératives et numériques solides (courriels, publicité et diffusion médiatique), des milliers de partisans de l’énergie solaire nous ont trouvés et se sont mobilisés pour endiguer ces hausses prix. Ils ont signé des pétitions, passé des appels téléphoniques, acheté de l’espace publicitaire, raconté leurs histoires. Nous avons établi une alliance de personnes issues de tous horizons politiques, qui croyaient que cet enjeu leur appartenait. Et nous avons gagné. Nous avons mis fin aux augmentations de taxes sur le solaire et fait adopter une loi assurant la régulation des prix, pour que ceux-ci ne puissent désormais plus être modifiés à l’envi. Mieux encore: nos partisans ont gagné. Quand est venu le moment de célébrer ensemble notre victoire, nous avons rappelé à tout le monde par courriels, messages textes, appels téléphoniques et médias sociaux, que notre travail n’était pas terminé: nous devions encore veiller à ce que la réglementation obtenue reste en place.
Raconter nos histoires pour croire les uns aux autres
De ces expériences émerge une leçon importante: pour remporter une vraie victoire à long terme, il faut bâtir et entretenir sans cesse un réseau étendu et diversifié d’alliés. Et plus ce réseau se diversifie, plus il devient nécessaire d’établir des passerelles solides entre les individus, afin de les lier étroitement les uns aux autres. Et c’est là que la communication narrative joue un rôle crucial. Si son importance a été mise en lumière par Marshall Ganz dans le cadre de la campagne d’Obama en 2008, elle est depuis longtemps utilisée pour générer un sentiment d’appartenance communautaire et faciliter les relations sociales. Ganz lui-même cite Gandhi et le Mouvement pour les droits civiques du Mississippi comme exemples historiques de ce type de communication. Il s’inspire des grands principes des relations humaines: l’histoire de soi, l’expérience individuelle et les difficultés qui forgent qui on est; l’histoire de nous, notre condition commune; et l’histoire de maintenant, comment nous pouvons, ensemble, changer les choses.
C’est en racontant une histoire qui rassemble qu’on alimente un mouvement. J’en veux pour preuve la campagne Fight for a Fair Economy («lutte pour une économie équitable») à laquelle j’ai collaboré et dont l’objectif était d’augmenter le salaire minimum et d’empêcher la mise en place d’une loi anti-syndicat intitulée right to work, ou «droit au travail», qui visait à restreindre le champ d’action des syndicats. La campagne s’était progressivement greffée au mouvement Fight for $15. Une telle organisation communautaire en faveur de résultats législatifs prend racine dans le partage d’histoires par des travailleurs à faible salaire d’origines, de genres et de statuts différents, qui se racontent leurs expériences. Cette forme de mobilisation s’ancre dans les histoires individuelles de ceux qui mènent le combat, dans qui ils sont vraiment: des familles qui luttent pour s’en sortir. Elle illustre également un levier important de la campagne citoyenne, soit l’importance de nuancer la communication.
Pour soutenir le changement et étendre notre réseau, nous devons adapter notre message pour qu’il reflète les enjeux des partisans en privilégiant leurs expériences; recadrer notre discours pour y inclure les histoires de tous les participants, tant dans leurs ressemblances que leurs différences; et mobiliser les individus autour d’enjeux plus vastes que les négociations du quotidien.
Cette démarche résout également un problème de longue date lié aux réformes législative et politique: surmonter le clivage des opinions. Pour contourner le problème de l’antagonisme et des divergences, nous devons centrer nos efforts autour de nos points communs et de nos histoires. Nous devons utiliser la communication pour donner du pouvoir aux dirigeants locaux dans une perspective à long terme, en commençant par leur procurer les moyens de partager leur expérience et de rassembler des individus qui n’auraient auparavant peut-être jamais reconnu ce qui les unit—leurs épreuves et leurs espoirs communs.
Le pouvoir citoyen est le meilleur levier dont nous disposions pour provoquer le changement et pérenniser nos avancées. Autrement, nous nous en remettons au bon vouloir du prochain parti élu. Nous ne pouvons pas nous contenter de suivre des dirigeants charismatiques: nous devons mettre en place une communication inspirante, qui ouvre aux autres et construit de puissants mouvements. Il faut offrir à ceux qui veulent s’engager une tribune pour transmettre leur histoire et établir leur propre pouvoir, à leur propre échelle. Ils emporteront de nombreux autres dans leur sillage. C’est ainsi que l’on change des communautés.
Spécialiste en organisation numérique, Umme Sarah Hoque travaille actuellement à la National Domestic Workers Alliance.