#05, Mai 2020

L’ENTRETIEN

De la pertinence du capital social pour orienter les politiques publiques

Entretien avec Daniel Aldrich, professeur en science politique et administration publique et directeur du programme de sécurité et résilience de l’Université Northeastern, à Boston.

En multipliant les points de contact entre leurs agents et la société civile, les pouvoirs publics créent des liens qui permettent l’affectation des ressources là où les citoyennes et citoyens en ont besoin pour concrétiser leurs projets, leur vision—et non celle de leurs dirigeants.

Raccords #05 - De la pertinence du capital social pour orienter les politiques publiques

Raccords : Dans une démarche d’innovation sociale, la résilience pourrait être considérée comme un pas sur le chemin de la transition vers un espace où la communauté travaille ensemble pour régénérer à la fois l’habitat naturel et les relations sociales. La résilience serait alors un moyen de parvenir à une régénération autonome à l’échelle de la société à long terme. Comment doit-on envisager la résilience, et quel rôle tient-elle dans notre capacité à nous transformer ?

Daniel Aldrich : Pour moi, la résilience relève plus de la capacité à réagir à un choc que d’un état. On distingue trois formes de résilience. D’abord l’atténuation, qui se manifeste lorsque des personnes ou des systèmes sont en mesure d’absorber un choc. Par exemple, dans une région sujette aux incendies, l’installation d’un dispositif de protection contre le feu serait un exemple de mesure d’atténuation. Ensuite, la réaction d’adaptation pourrait être représentée par la construction d’une maison souterraine, qui ne serait alors pas touchée par un incendie en surface. Finalement, la transformation pourrait signifier déménager dans une autre région qui ne subit pas d’incendies à répétition. La forme que prend la résilience dans une communauté donnée dépend aussi bien des individus que des systèmes qui la composent. Les réactions les plus couramment observées jusqu’ici sont des mesures d’atténuation ou des adaptations mineures.

Malheureusement, la résilience transformationnelle en continu à l’échelle d’une société me semble plutôt idéaliste, et elle n’est d’ailleurs pas étayée par la recherche. L’espèce humaine n’est pas de nature prévoyante : nous considérons les catastrophes comme des événements exceptionnels qui ne se reproduiront pas une fois la crise passée. Bon nombre de nos systèmes et institutions sont figés, incapables de déroger à leurs procédures habituelles. Voilà pourquoi les changements sociaux profonds échelonnés sur une longue période, comme renoncer à une économie fondée sur les énergies fossiles ou sur la consommation individuelle, sont extrêmement difficiles à implanter, car ils nécessitent une volonté à la fois politique et populaire. Pour le citoyen d’une ville qui ne connaît pas d’inondations ni de vagues de chaleur, les changements climatiques demeurent abstraits. Ils sont en revanche très concrets pour celui qui subit les conséquences immédiates, comme le manque de nourriture et d’eau potable, d’inondations de plus en plus fréquentes et de vagues de chaleur de plus en plus intenses.

Qu’est-ce qui entraîne la transformation à grande échelle ?

Jusqu’ici, les initiatives les plus prometteuses sont nées d’une approche ascendante plutôt que descendante; elles ont émergé de manière organique au lieu d’être imposées par les dirigeants; et elles ont suscité une forte adhésion de la population générale. En voici deux exemples : le Costa Rica, qui a entrepris un virage complet vers l’énergie renouvelable, car ses habitants croient qu’ils ont avantage, à long terme, à préserver les écosystèmes du pays, et l’Allemagne, qui accepte de payer plus cher son électricité pour arriver à se défaire de l’énergie nucléaire. Dans les deux cas, la majorité de la population a appuyé les réformes. Diriger une société vers un but précis se résume à dicter des normes sociales : ça prend beaucoup de temps, nous en avons pour preuve l’histoire du mouvement des droits civils aux États-Unis.

À l’échelle mondiale, le réseau des 100 villes résilientes est constitué de villes des quatre coins du monde qui ont choisi de se réunir sans qu’une organisation-cadre, comme l’Organisation mondiale du commerce, intervienne ou supervise la participation ou l’exécution. Elles investissent temps et efforts pour nommer leurs propres responsables de la résilience et évaluer leurs vulnérabilités et leurs infrastructures physiques et sociales en vue d’élaborer leur programme de résilience. Et pourtant, ce ne sont pas toutes les villes qui ont emboîté le pas.

Si la volonté populaire est un vecteur de changement majeur, les incitatifs du marché, que nous le voulions ou non, sont également cruciaux. Pour le meilleur ou pour le pire, l’ordre économique actuel, en nous proposant une panoplie de produits « verts », nous permet d’acheter notre bonne conscience en portant notre choix sur une Tesla plutôt que sur une voiture à essence standard, ou même une Volt. Le problème avec la consommation « verte », c’est qu’il s’agit tout de même de consommation : toujours plus de voitures circulent sur nos routes et contribuent au maintien de l’infrastructure et des systèmes en place. Changer le système impliquerait plutôt de décourager l’achat d’automobiles en instaurant des mesures dissuasives comme l’augmentation des taxes de vente, la tarification de tous les espaces de stationnement ou la perception d’un péage auprès des conducteurs qui entrent en ville aux heures de pointe, comme c’est déjà le cas à Londres et à New York. Voilà comment le marché pourrait nous inciter à modifier nos comportements et nous aiguiller dans la bonne direction.

Le changement à l’échelle d’un pays exige qu’une majorité de citoyens adopte les mesures et que le marché reflète les coûts associés à notre mode de vie afin que nos comportements s’harmonisent avec la manière dont nous souhaitons investir notre argent et notre énergie.

Considérons la pandémie de Covid-19 comme un test de notre résilience : quels constats pouvons-nous formuler quant à notre capacité, et à notre volonté, à nous mobiliser pour le bien commun ?

Dans l’ensemble, la réaction des populations de l’Asie, de l’Europe et de l’Amérique du Nord est extrêmement encourageante. Porter un masque et rester chez soi sont des sacrifices individuels que nous acceptons au nom de notre sécurité et de celle des autres. Le fait qu’une majorité de Nord-Américains acceptent de rester confinés—83 % des Américains disent vouloir prolonger le confinement pour protéger la population1—est le signe que nous sommes prêts à mettre une part de nous-mêmes et de notre argent en jeu pour le bien de la société.

La crise de la Covid-19 a ouvert des espaces de réflexion très porteurs, notamment en ce qui concerne notre rapport au travail. Chaque heure passée en déplacement est une heure d’engagement communautaire perdue : une personne qui passe deux heures par jour en transport est de 35 % à 40 % moins susceptible d’adhérer à une association communautaire, à une mosquée ou à une église, ou de participer à des activités communautaires en général2. Réduire nos déplacements et travailler surtout à la maison, ou à proximité de celle-ci, de sorte qu’on ne se présenterait au bureau qu’occasionnellement, nous permettrait de réinvestir dans notre communauté le temps récupéré dans notre communauté, par exemple en participant aux réunions de conseils scolaires ou à des consultations publiques, en s’engageant auprès d’un réseau de soutien local, en organisant des fêtes entre voisins, en allant chez le coiffeur ou même en se promenant dans notre quartier; en somme, ce temps gagné pourrait être consacré à la vie de famille, de quartier et de communauté. Voilà une belle occasion à saisir comme citoyens d’entrer en relation avec notre environnement, d’être plus présent dans la vie des autres, et ainsi de renforcer nos liens sociaux.

Comment le capital social peut-il mener à la résilience et à un changement de paradigme dans nos sociétés ?

Plus les liens sociaux se tissent, plus la cohésion augmente. La cohésion sociale se mesure par le sentiment d’appartenance des individus à leur communauté et aux lieux qu’ils habitent, le degré de confiance qu’ils éprouvent envers leurs semblables et la force de l’engagement qu’ils ont les uns envers les autres. Ainsi, une infrastructure sociale solide est, à mon avis, le meilleur indicateur de la capacité d’une communauté et de ses membres à traverser une épreuve, mais aussi à se retrousser les manches pour se reconstruire par la suite. Avoir confiance en l’information qui nous est communiquée et agir en conséquence est également le signe d’une infrastructure sociale solide, parce que cette attitude reflète le sentiment de pouvoir se fier aux autres et aux autorités.

Lorsqu’un choc survient, que ce soit une pandémie, une catastrophe naturelle ou un phénomène météorologique extrême lié aux changements climatiques, le premier réflexe est bien souvent d’organiser l’infrastructure physique : ventilateurs, lits d’hôpital, équipements, bâtiments à l’épreuve de l’eau, écoles, routes, ponts, etc. Pourtant la clé de la résilience ne se trouve généralement pas dans cette infrastructure bâtie ni dans les ressources matérielles que nous jugeons essentielles. Ce sont les relations et les interactions qui en sont le réel ciment. Communiquer des renseignements importants, prendre des nouvelles, avertir d’un danger, aider un sinistré à sortir de sa maison inondée, offrir son soutien et ses soins, livrer des courses, garder les enfants de ses voisins et demander de l’aide en retour, au besoin : cumulés, tous ces gestes sont plus à même de favoriser la résilience. Lorsque les gens se soucient les uns des autres, ils agissent pour le bien des autres et, petit à petit, ils étendent la portée de leurs actions.

Les mesures adoptées pour enrayer la propagation du coronavirus sont-elles comparables aux moyens qu’il faudra prendre pour réussir la transition écologique et éviter le scénario catastrophe ?

La Covid-19 est une menace bien visible, car ses conséquences sont immédiates : nos grands-parents, nos voisins, nos collègues tombent malades. En revanche, les changements climatiques revêtent un caractère abstrait pour de grands pans de l’humanité. Il est délicat de demander aux milliards de personnes en Inde, en Chine, en Afrique ou même en Amérique du Nord, qui vivent sous le seuil de la pauvreté et qui peinent à gagner leur vie au quotidien, de tenir compte des changements climatiques, tout comme d’exiger des pays qui cherchent à développer leurs industries, comme l’ont fait les États-Unis, le Royaume-Uni ou l’Allemagne au siècle dernier, de freiner leur développement. Cela dit, la pandémie et notre réaction face à elle auront permis de mettre en lumière notre potentiel de changement et notre interdépendance.

Comment la politique publique peut-elle faire croître le capital social afin de stimuler l’innovation ascendante qui permettrait d’accélérer la transformation systémique pour le bien commun ? Et inversement, que peuvent faire les citoyens pour influencer les politiques ?

La première chose que les politiciens doivent faire, c’est donner la parole aux citoyens et être à l’écoute des besoins exprimés par la communauté, et non prendre des décisions en fonction de ce dont ils pensent qu’elle a besoin. Le domaine de la politique publique est celui des liens verticaux entre les citoyens ordinaires et les décideurs, et souvent, c’est là où le bât blesse : on observe une rupture des liens entre la population et ses représentants politiques. La politique publique doit se fixer pour objectif de rester à l’affût des initiatives citoyennes—qu’elles visent une meilleure prise en charge des aînés ou l’aménagement de zones ombragées offrant un peu de fraîcheur pendant la saison chaude et les canicules—puis d’arrimer efficacement les ressources qui permettront de donner vie à ces projets.

Les chocs ouvrent la porte à la population pour exiger des mesures de transformation plutôt que des solutions à court terme. Ils lui donnent l’occasion de mesurer l’ampleur du filet qui pourrait être mis en place pour répondre à ses besoins, pas uniquement à court terme, mais également en prévention de chocs à venir. Elle demandera peut-être qu’un nouveau système soit instauré, comme le revenu universel ou l’assurance maladie publique. Au début de la pandémie, de nombreux Américains refusaient le test de dépistage, car ils n’avaient pas les moyens d’en payer le prix, établi à 2 000 $ US. La politique publique sert à permettre aux idées de germer et de s’enraciner, et ce faisant, à renforcer les liens horizontaux entre les citoyens.

Ce qu’elle doit par-dessus tout éviter, c’est d’imposer à la communauté sa vision en s’appuyant sur son expertise. Lorsque les citoyens ne se sentent pas sur la même longueur d’onde que leurs dirigeants, ils se désintéressent de la politique. Si la population a l’impression que ses problèmes ne sont pas pris au sérieux, elle se désengagera, elle n’ira plus voter, elle ne fera plus entendre sa voix, ce qui creusera davantage l’écart entre la réalité citoyenne et les politiques qui l’encadrent. Et cela est très dangereux. La démocratie exige l’engagement, et l’engagement citoyen est la meilleure des politiques publiques.

Si vous aviez un pouvoir décisionnel à l’échelle municipale, provinciale (étatique) ou fédérale, sur quelles leçons miseriez-vous pour fonder la reconstruction ?

Je retiens avant tout que nos sociétés sont prêtes à se sacrifier pour le bien commun, que la cohésion sociale est réelle et qu’elle peut nous servir de tremplin.

La pandémie nous offre l’occasion de repenser et de réinventer nos manières d’agir et nos habitudes. Déjà, transformer les emplois qui dépendent des énergies fossiles donnerait le ton en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre et de changements de comportements en quelques années seulement. Les nations auront beaucoup de mal à unir leurs voix. Les communautés les plus vulnérables aux chocs climatiques, comme celles des régions côtières, devront sans doute donner l’exemple, car elles sont témoins de ces changements et les subissent déjà. Les initiatives ascendantes qui émergeront de ces communautés arriveront peut-être à atteindre le sommet et à toucher les hauts dirigeants, et une fois le sommet atteint, elles rejailliront vers le bas.

Les gouvernements peuvent contribuer à bousculer les normes sociales à travers leurs politiques, mais notre meilleur gage de transformation, tant dans les mois que les années à venir, réside dans la combinaison des forces citoyennes et des incitatifs du marché.

1 Selon un sondage mené par l’Associated Press-NORC Center for Public Affairs Research, mai 2020.

2 «Social Capital, Urban Sprawl, and Smart Growth: A preliminary investigation into sustainable communities in Canada», Rebecca Osolen et Nina-Maria Lister, août 2004.

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