#06, Septembre 2020
L’ENTRETIEN
Passer de la parole aux actes
Quatre questions à Carla Beauvais, co-fondatrice du gala Dynastie et de l’organisme Orijin Village.
Propos recueillis par Florence Sara G. Ferraris
Entrepreneure sociale, figure de proue de la diversité au Québec et panéliste à Zone économie sur les ondes d’ICI RDI, Carla Beauvais discute de l’urgente nécessité de valoriser les parcours des personnes racisées avant que le lien de confiance ne se brise pour de bon.
Les dernières années ont vu naître différentes initiatives visant à mettre en lumière et à valoriser les parcours personnels et succès entrepreneuriaux des membres de la communautés noire du Québec. Orijin Village, l’organisation sans but lucratif que vous avez co-fondée, cherche non seulement à braquer les projecteurs sur les talents, mais aussi à tisser un réseau de solidarité entre les entrepreneurs et entrepreneuses de la communauté. Quel rôle ces safe spaces jouent-ils, tant dans la déconstruction des préjugés que dans la transformation du système?
Carla Beauvais: Sans être une réponse directe au manque de diversité représentée dans les événements plus mainstream, les initiatives comme Orijin Village ou le gala Dynastie [la soirée de remise de prix qui clôt chaque année le Mois de l’histoire des Noirs et dont Mme Beauvais est directrice générale] nous offrent des espaces de reconnaissance et de valorisation qui n’existaient pas auparavant, ou qui nous étaient difficilement accessibles. Dans le cas d’Orijin, il est encore un peu tôt pour mesurer les effets réels, mais le gala Dynastie est sans conteste une occasion de mettre de l’avant les talents de personnes qui, parfois, s’activent dans leur milieu depuis 10, 15, voire 20 ans. Il y a quelque chose de frustrant à voir tant de gens exceller dans leur domaine respectif et ne jamais être récompensés pour leur travail; quelque chose de beau aussi de voir la fierté que ces gens éprouvent lorsque leur talent est enfin reconnu.
Ces initiatives agissent donc aussi comme des safe spaces où on peut briller sans avoir à se justifier, des espaces où on peut vraiment s’exprimer sans jugement et sans avoir l’impression de quémander sa place.
Cela nous aide également au sein même de nos communautés. Ce sont des espaces de solidarité où il devient possible de tisser des liens entre les membres. Je dis «nos» communautés parce qu’elles ne sont pas monolithiques et qu’il n’est parfois pas évident de réunir toutes ces expériences autour d’un même projet. Là où nous nous rassemblons, c’est dans ce désir de voir changer les choses. C’est cet objectif commun qui nous permet de joindre nos voix.
Nous sommes de plus en manque de modèles. Nos jeunes sont en manque de modèles, et ils le disent! Ceux que je côtoie dans le cadre de mon travail, notamment dans le quartier montréalais de Saint-Michel, sont à bout de souffle. Ils ont 16 ans et ont l’impression qu’ils n’ont pas le droit d’exister dans cette société qui est pourtant la leur. Ils ne s’y retrouvent pas. Alors, ces initiatives sont aussi des moyens de leur montrer que cette place existe, et qu’elle peut prendre plusieurs formes. C’est à ça que ça sert de mettre en lumière plusieurs types de parcours qui sortent des stéréotypes parfois véhiculés par la majorité.
Le milieu du travail fait des efforts afin de faire une plus grande place à la diversité, notamment en mettant en place des politiques de discrimination positive ou de quotas. Sur le terrain, ces gestes n’ont toutefois pas toujours les effets escomptés, agissant parfois comme un couteau à double tranchant pour les personnes marginalisées. Quelles autres actions doivent être prises pour favoriser l’inclusion?
Ça peut sembler cliché, mais la première chose à faire est d’établir un espace de dialogue sain. La plupart des organisations font des efforts d’inclusion sur papier; c’est sur le terrain que les choses se corsent. Il est donc important de favoriser la prise de paroles de tous afin que non seulement les réalités de chacun soient entendues, mais aussi que ces valeurs d’inclusion percolent depuis les sphères de décision jusqu’aux sphères d’exécution.
Les personnes en position d’autorité ont un rôle déterminant à jouer. Parce que c’est bien beau d’avoir une politique d’inclusion, mais, au bout du compte, ce sont les individus qui sont responsables de leurs actions. Les gestionnaires doivent donc non seulement prêcher par l’exemple en condamnant eux-mêmes les comportements racistes ou discriminatoires, mais aussi en encourageant, voire en récompensant ceux et celles qui participent à la création d’un climat inclusif. Cela peut passer, entre autres, par la création de moments de rencontre entre les membres du personnel afin de les humaniser. C’est beaucoup plus facile de laisser cours à ses biais inconscients lorsqu’on ne connaît pas la personne de l’autre côté de l’écran et que les relations ne dépassent pas les contextes de productivité. Les organisations ont ici un devoir d’aller au-delà du rendement quantitatif afin que les liens qualitatifs prennent l’espace qui leur revient.
Il faut aussi apprendre qu’il n’y a pas de mal à créer des malaises. Dénoncer les propos ou les comportements toxiques d’un ou d’une collègue n’est pas et ne sera jamais agréable. Par contre, ces inconforts, souvent momentanés, peuvent, à terme, faire une véritable différence pour les personnes en situation minoritaire, notamment parce qu’ils mettent fin à la normalisation de ces comportements et qu’ils permettent aux alliés de s’identifier clairement. Ils sont donc nécessaires pour briser la loi du silence qui prévaut depuis trop longtemps et faire avancer les choses.
La frustration légitime et la grande fatigue chez plusieurs militants issus des communautés marginalisées quant à la hiérarchie sociale du système qui freine leur émancipation mettent en lumière la nécessité d’amplifier la prise de conscience collective entourant le privilège de la blanchitude. Comment peut-on travailler pour favoriser la création de ponts entre ces deux univers?
J’ai longtemps pensé et agi comme si l’obligation de bâtir des ponts me—nous—revenait. C’est d’ailleurs ce que j’avais l’impression de faire en m’impliquant dans l’organisation du Mois de l’histoire des Noirs, qui est une vitrine sur nos communautés. Ce genre d’initiatives est une façon de rendre nos talents visibles aux yeux de la majorité, et donc de montrer à la culture dominante qu’il existe des mondes qui lui sont parallèles. Nous devenons faciles à trouver pour des organisations issues de la majorité qui voudraient collaborer ou développer des partenariats.
Par contre, j’avoue que je commence à être fatiguée de me buter à des portes closes; d’avoir toujours à réexpliquer les mêmes choses et de sentir que je me pose en victime ou qu’on me voit comme tel partout où je passe. Je suis rendue à un moment dans ma vie où j’ai envie de nous faire du bien; de faire des projets qui mettent de l’avant le beau au sein de ma communauté, sans nécessairement chercher à bâtir ces ponts. Pas parce qu’ils sont impossibles à créer, mais parce que je pense que ce n’est plus notre tour. Ceux qui veulent tisser des liens avec nous savent où nous trouver, et nous les accueillerons toujours à bras ouverts. Alors voilà: que la majorité nous trouve!
Il serait temps que les grandes organisations investissent directement dans les initiatives issues des communautés marginalisées plutôt que de créer de nouveaux canaux. Par exemple, ajouter des prix pour la musique noire dans les galas des grandes organisations peut sembler une bonne idée, mais ça n’aide pas à faire briller les projets déjà en place au sein des communautés et qui travaillent depuis longtemps au rayonnement de leurs membres.
Quelles questions devraient animer nos actions et nos conversations collectives au cours des prochaines années en ce qui a trait au racisme et aux inégalités sociales dans l’optique de susciter des changements à l’échelle systémique?
La seule chose que nous devrions nous demander, c’est: qu’arrivera-t-il si on ne fait rien? Quelles seront les conséquences du maintien du statu quo? On entend souvent qu’il ne faut pas transposer la violence et l’intensité de la situation américaine à nos réalités canadienne et québécoise. Or, dire ça, c’est oublier que nous n’en sommes pas si loin. Parce que la frustration des communautés noires d’ici est elle aussi palpable. Ce n’est pas normal que des gens qui sont nés et ont grandi toute leur vie en sol québécois ne se sentent chez eux nulle part. C’est un exil intérieur, cette impression de se sentir de plus en plus étranger chez soi, qui est difficile à porter, qui attise la colère et la fatigue. Faut-il vraiment attendre de basculer, d’atteindre un point de non-retour avant de poser des gestes concrets pour changer la situation? Sommes-nous prêts, collectivement, à prendre ce risque?