#06, Septembre 2020

L’ESSAI

L’identité, une ressource inexploitée

Aleeya Velji

Entre son travail sur le terrain dans divers laboratoires d’innovation sociale, dont l’Edmonton Shift Lab, et ses recherches doctorales à l’Université de Cambridge, Aleeya Velji se spécialise dans les façons de contrecarrer la discrimination et de provoquer des changements systémiques. Elle décortique ici le rôle crucial de l’identité comme outil d’inclusion et de transformation.

Photo d'Aleeya Velji pour Raccords#06

Le racisme était l’objet principal de certains des projets d’innovation sociale les plus inspirants auxquels j’ai participé. J’ai consacré les cinq dernières années de ma carrière à l’étude des points d’intersection du racisme et de la pauvreté au sein du Edmonton Shift Lab, un laboratoire d’innovation sociale. Notre équipe a conçu une approche qui permet d’explorer la question raciale en profondeur à travers divers prototypes.

Pourtant, en dépit de cette expérience et de mon étude attentive des enjeux de race, d’identité et des préjugés dans ma vie personnelle et professionnelle, je suis décontenancée par la conversation actuelle sur le racisme. Je ne sais pas comment y répondre, et je me demande si je demeurerais une alliée de la cause en adoptant une perspective historique laissant entendre que la situation s’est améliorée au fil du temps et que cette évolution se poursuivra à mesure que le débat gagne en portée à l’échelle mondiale, le mouvement actuel poussant les institutions et les systèmes à repenser et à transformer leurs modes de fonctionnement. Il nous incombe de profiter de cette lancée pour forcer ce changement.

L’identité me semble jouer un rôle déterminant dans le processus. En m’arrêtant pour évaluer ma place en tant qu’«autre» dans plusieurs aspects de ma vie, j’ai remarqué chez moi une tendance naturelle à adapter et à reconstruire mon identité personnelle pour qu’elle corresponde à ce que l’on considère comme étant la «norme». Ce comportement m’a aidée à m’intégrer, à être entendue, voire à avoir voix au chapitre, mais j’ai ce faisant réprimé des pans importants de ce que je suis. Pour de très nombreux membres des communautés minoritaires, noires et autochtones, le sentiment d’appartenance s’acquiert au prix d’une négociation de l’identité.

Le contexte actuel nous amène à approfondir notre compréhension des enjeux raciaux en nous incitant à embrasser la diversité identitaire au sein de nos organisations, de nos politiques, de nos systèmes et communautés, et à considérer la différence comme un véritable atout. Comment pouvons-nous commencer à valoriser et à protéger l’identité dans tout ce que nous faisons?

La question du racisme est particulièrement complexe, et je me considère à cet égard comme étant en apprentissage continu: j’essaierai donc ici de vous faire part de certains des constats que j’ai pu tirer de mon cheminement.

Voyons d’abord dans quel contexte le racisme s’enracine. Le travail de Shelly Tochluk, professeure à la faculté d’éducation de l’Université Mount Saint Mary de Los Angeles et fidèle alliée dans la lutte contre le racisme, a façonné ma compréhension de cet aspect particulier de la question. Voici comment elle définit les diverses manifestations du racisme.

  • Racisme intériorisé: croyances et préjugés personnels influencés par la culture.
  • Racisme interpersonnel: attitude discriminatoire des individus se manifestant dans le cadre de leurs interactions.
  • Racisme institutionnel: politiques inéquitables et pratiques discriminatoires intégrées dans les structures de pouvoir.
  • Racisme structurel (ou systémique): préjugés raciaux existant au sein des institutions et de l’ensemble de la société et découlant des effets conjugués de l’histoire, de la culture, de l’idéologie et des interactions entre politiques et institutions.

Le racisme est donc à la fois personnel et systémique. Les individus perçoivent le monde à travers la lentille de schèmes particuliers de pensée. Ces schèmes sont issus de leur éducation, du lieu où ils ont grandi, des gens avec qui ils ont grandi, et ainsi de suite. Ces manières de penser sont normalisées, intériorisées et, avec le temps, cristallisées en des préjugés qui façonnent notre vision du monde et le fonctionnement de nos systèmes. Ceux-ci se manifestent dans toutes les sphères de la société: ils sont imbriqués dans nos politiques, pratiques, programmes et discours. L’actualité récente nous montre l’ampleur de leurs effets néfastes et nous rappelle pourquoi il faut transformer nos modèles de pensée.

Faire face à ses propres préjugés: notre cheminement personnel

Le processus d’examen des préjugés qui nous constituent nous demande d’abord de déconstruire certains de nos apprentissages avant de réapprendre certaines choses qui peuvent être très difficiles à saisir, puis de répéter ces étapes jusqu’à ce que notre comportement change. Savoir jeter un regard critique sur ses propres connaissances fait partie des compétences requises pour faire face à ses préjugés, et l’exercice est particulièrement ardu.

À mesure que les relations interraciales continuent de faire les manchettes et que nous renforçons notre conscientisation de ces enjeux, certains d’entre nous peuvent éprouver de la honte, à plus forte raison si un membre des communautés noires, autochtones ou minoritaires leur demande de rendre compte de leurs actes. Dans ce contexte, il est de notre responsabilité de tempérer nos émotions et de profiter de cette expérience pour débusquer nos préjugés et assumer nos responsabilités. Ce processus implique un certain état de vulnérabilité, mais il peut permettre à terme d’établir des relations fondées sur la réciprocité et de reconfigurer nos schémas de pensée.

Le soi et le système: notre cheminement collectif

Se défaire de ses préjugés personnels représente déjà un processus complexe et exigeant; à l’échelle d’une organisation, il s’agit d’un défi encore plus grand. Nous devons garder à l’esprit que c’est nous tous, en tant qu’individus, qui constituons et incarnons ces organisations, et notre identité se reflète dans la forme que prennent leurs activités. En ce sens, nous devons réactiver les leçons tirées de notre cheminement personnel sur la question et avoir le courage de les appliquer dans un contexte institutionnel. Cela peut nous aider à mettre en place les changements systémiques que nous visons.

Pour renforcer nos compétences à cet égard, nous devons créer et valoriser des équipes diversifiées dont les membres sont d’origines culturelles multiples, forts d’expériences contrastées. C’est ainsi que nous stimulerons la pensée créative et l’innovation.

Si nous considérons l’identité comme le résultat des circonstances de vie d’un individu—son éducation, les épreuves et les succès qu’il a connus, ses relations sentimentales, ses mœurs et habitudes—, nous devons accorder une valeur certaine à ce vécu: c’est à travers ces expériences que chaque personne développe ses propres talents et capacités, source d’information, d’inspiration et d’apprentissage privilégiée pour la collectivité.

Lorsque je pense aux diverses organisations avec lesquelles j’ai travaillé, c’est l’intelligence collaborative de mes collègues qui me vient d’abord à l’esprit. On peut définir l’intelligence collaborative comme la somme des talents individuels auxquels les leaders font appel en amenant les employés à assumer pleinement leur identité au travail. Cette démarche n’est possible que si le milieu de travail offre aux employés un sentiment de sécurité psychologique.

Lorsqu’une organisation valorise l’identité de ses employés et de ses clients en l’établissant comme une composante fondamentale de sa structure et de sa mission, l’approche centrée sur l’humain s’imbrique dans sa culture organisationnelle et l’intelligence collaborative peut alors atteindre son plein potentiel.

Les politiques et produits qui tiennent compte du facteur identitaire et en favorisent l’expression ne sont pas le fruit du hasard: ils résultent d’une véritable conscientisation de l’importance de l’identité et de l’adoption des mesures nécessaires pour en permettre le développement.

Bâtir les ponts

Voici quelques conseils pratiques pour amorcer ce changement d’approche.

1. Appel aux leaders: acceptez d’être vulnérables.

Les leaders organisationnels ont un rôle important à jouer pour créer un sentiment de sécurité psychologique au sein de leur milieu de travail. Leur capacité à cet égard dépend de leur propre processus d’apprentissage et de réapprentissage. Je vois actuellement des leaders qui choisissent d’aborder franchement les questions de race et d’identité afin de faire de leur milieu un environnement sûr et accueillant. En se montrant ouverts, sensibles et vulnérables, ils donnent l’exemple et jettent les bases qui permettront de tenir cette conversation importante.

2. Discutez du racisme et montrez-vous bienveillant.

L’expérience du racisme est éprouvante et profondément personnelle: si nous ne sommes pas directement mis au courant de cette réalité, il est extrêmement difficile de comprendre ce que peuvent vivre les personnes racisées, d’avoir de l’empathie pour elles, et de transformer notre manière d’agir. Peu importe sa taille, chaque organisation est maintenant appelée à examiner son rapport avec la question raciale.

On peut s’atteler à la tâche en organisant d’abord des conversations sur le sujet. Ces dialogues sont souvent difficiles, parfois même traumatiques: il est donc nécessaire d’assurer la sécurité psychologique des participants. Faites en sorte que l’échange puisse être à la fois sérieux et ludique en faisant appel à la créativité. Vous pourrez ainsi alléger un peu l’atmosphère et faciliter cet exercice complexe et délicat.

Cette démarche est une manière simple d’accueillir la différence et de créer un espace de confiance, d’apprentissage et de réapprentissage collectif. Elle permet de renforcer l’empathie, la compréhension et les liens amicaux, qui sont à mon avis essentiels à l’adoption de mesures et de solutions communes.

3. Créez des processus et des espaces qui soutiennent le changement.

Peu importe la nature de notre travail, nous sommes tous appelés à concevoir des produits, des politiques, des programmes et des solutions qui peuvent soit reproduire le fonctionnement des systèmes oppressifs, soit nous aider à nous en affranchir. Le design centré sur l’équité (equity design), tel que décrit par le chercheur Pierce Gordon, est un «processus créatif visant à démanteler les systèmes d’oppression afin de favoriser la libération et la guérison en mettant de l’avant le pouvoir d’agir des communautés historiquement affectées par les systèmes oppressifs en question». En d’autres mots, lorsque nous cherchons à résoudre un problème, nous devons placer la communauté affectée au centre de toutes nos décisions, en gardant à l’esprit les structures de pouvoir établies au sein de la communauté et de l’équipe de conception elle-même.

Dans le cadre de mon travail au Edmonton Shift Lab, j’ai constaté que l’inclusion d’un collègue autochtone au sein de l’équipe de gestion nous a permis de forger des liens d’amitié authentiques, fondés sur la réciprocité: chaque membre a pu apprendre du vécu de l’autre pour ensuite concevoir ensemble un laboratoire d’innovation sociale favorisant l’intégration des diverses réalités vécues. Il ne s’agissait pas d’un détail secondaire, mais bien d’une priorité établie d’entrée de jeu dans la structure du laboratoire. Cette approche nous a permis de donner l’espace nécessaire à la perspective autochtone dans tous les prototypes. Lorsque nous négligeons l’importance de cette approche, nous maintenons le fonctionnement d’un système d’oppression plutôt que de créer des processus d’affranchissement.

Plusieurs mesures sont requises pour appliquer efficacement cette approche. Nous pouvons cependant commencer par répondre à ces questions simples: qui fait partie de la communauté que nous essayons d’aider? Qui n’en fait pas partie? Pourquoi ces individus sont-ils impliqués dans le processus? Qui détient le plus de pouvoir? Ces questions, suggérées par le Creative Reaction Lab (qui a mis au point un précieux éventail de conseils et d’outils et accomplit un remarquable travail d’accompagnement dans ce type de démarche), nous permettent de repérer nos préjugés organisationnels en amont et d’établir le cadre de travail approprié. Il existe de nombreuses autres ressources qui peuvent aider les organisations à mener à bien ce processus.

Dans cet effort de transformation collective, nous sommes tous des leaders. Nous avons l’occasion de nous débarrasser de nos propres préjugés et d’utiliser nos apprentissages personnels pour favoriser notre évolution commune. Si ce processus est bien mené, nous réussirons à pleinement intégrer la diversité des identités dans notre conception du monde et au cœur des systèmes au sein desquels nous vivons.

Aleeya Velji est spécialiste en innovation sociale et soutient de grandes et de petites institutions qui souhaitent provoquer des changements systémiques. Elle travaille actuellement à la Société canadienne d’hypothèques et de logement à Montréal.

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