#07, Février 2021
L’ENTRETIEN
Et si nous réinventions nos liens ?
Raccords pose cinq questions à Melissa Mollen Dupuis, militante, réalisatrice et chroniqueuse innue et responsable de la « campagne forêts » à la Fondation David Suzuki au Québec et à Rachel Plotkin, responsable de la campagne boréale à la Fondation David Suzuki.
L’une est Innue, l’autre est allochtone. Les deux œuvrent à la conservation de la forêt boréale. Elles nous parlent des divergences entre les visions coloniale et autochtone, du pouvoir transformateur des récits et de notre capacité à réinventer nos relations avec la nature et entre nous.
Reconnaissance du territoire – La Maison de l’innovation sociale reconnaît que notre lieu de travail est situé à Tiohtiá:ke, un territoire non cédé. Nous reconnaissons aussi que la nation Kanien’keha:ka est gardienne des terres et des eaux de Tiohtiá:ke. Ce geste en est un parmi tant d’autres pour reconnaître les droits des autochtones et leur permettre d’exercer le leadership qui est le leur.
Raccords : Les peuples autochtones ont une relation d’interdépendance avec la nature. La société allochtone et colonialiste est plus transactionnelle et dominatrice. Comment expliquez-vous cette différence ?
Melissa Mollen Dupuis : Que nous soyons Autochtones ou non, nous avons tous le même niveau d’interdépendance avec la nature. Nous respirons tous le même air ! Ce qui différencie la culture autochtone des autres, c’est sa proximité à cette notion d’interdépendance. Une personne peut utiliser une fourchette pour se distancier de la nourriture dans son assiette et, comme un enfant, être inconsciente de la façon dont cette nourriture est produite. Elle peut utiliser de très grands tipis pour bloquer sa vue sur la forêt qui surplombe, forêt qui insuffle de l’air dans la communauté. Mais cela affaiblit leur sentiment d’attachement à la terre. Par exemple, je vis à Montréal, mais j’aime dire que j’ai un cordon ombilical, long de 1000 kilomètres, qui me relie à Ekuanitshit d’où je viens. On m’a appris que mon territoire, ma terre, c’est ma mère. Il m’a créé, il fait partie de mon ADN. S’il a besoin de moi, ce cordon ombilical m’alertera, et je serai là pour lui. Les connaissances et la compréhension des peuples autochtones en matière d’interdépendance entre l’humain et la nature sont à la portée de tous. Nous pouvons tous réduire la distance que nous choisissons d’établir entre notre mode de vie et la nature.
Rachel Plotkin : Ce qui me frappe, c’est que la science occidentale dispose de preuves irréfutables en matière d’interconnexions. Elle a prouvé, par exemple, que les parties interdépendantes des écosystèmes fonctionnent comme un tout et que différentes espèces communiquent et collaborent. Pourtant, son approche est essentiellement réductionniste ! Elle est fondée sur le principe consistant à retirer quelque chose de son environnement et à l’examiner au microscope dans une perspective humaine qui met l’accent sur « l’altérité ». Par exemple, les scientifiques ont suggéré qu’un chimpanzé est aussi intelligent qu’un enfant de quatre ans, mais ils ont accordé peu d’attention à la capacité du chimpanzé à communiquer de manière que nous ne pourrons probablement jamais cerner. La vision occidentale de la nature est également axée sur la notion de propriété. Elle présuppose que les humains ont le droit de posséder et d’utiliser les ressources de la nature à volonté, de manières dont nous ne sommes pas imputables. Nous avons perdu notre sens des responsabilités à l’égard des écosystèmes naturels qui nous soutiennent, et c’est à travers cette optique de propriété et de supériorité que nous en sommes venus à saccager la planète et à continuer de la saccager.
Raccords : Melissa, nous vous avons entendu parler de la façon dont les récits ont façonné les attitudes coloniales et autochtones envers la nature. Comment le récit pourrait-il aussi commencer à nous libérer de la mentalité coloniale ?
Melissa : J’aime comparer nos différentes approches en faisant appel à nos récits de création respectifs. Le récit eurocentriste affirme que Dieu a créé la Terre et l’a donnée à l’homme pour qu’il puisse prospérer, tandis que les récits autochtones disent que les êtres vivants appartiennent à la terre. Cette position de « propriétaire », qui est maintenant intégrée dans les textes juridiques et les traités, a contribué à ce virage. Notre savoir évolue avec le temps et se transmet oralement de génération en génération. Nous ne pouvons pas oublier nos récits, car nous les intégrons dans notre vie quotidienne. Notre langue et notre peuple sont les gardiens de ce savoir, alors que dans la civilisation occidentale, les livres sont les dépositaires du savoir. Mais il est beaucoup plus facile d’oublier un livre que vous avez lu qu’une histoire qui vous tient à cœur. Le récit est un outil puissant de transmission des connaissances, car il nous permet de nous connecter à notre passé et à nos traditions, et d’établir une relation avec notre territoire. Un récit nous oblige à nous souvenir. Nous avons besoin de ce lien pour poursuivre et partager les formes d’intendance de notre territoire. Par essence, notre relation avec la nature est une relation de protection et non de propriété.
Les récits ont une incidence sur tout, y compris sur la façon dont nous gérons les changements climatiques. J’ai le sentiment que le colonialisme a entravé les interconnexions, car il est en concurrence avec d’autres récits et formes de connaissances. Il pose la question : « Qui a les meilleures valeurs ? Qui a les meilleures recherches ? Le meilleur texte ? Qui a raison ? » Il s’agit plus d’une question de pouvoir que d’interconnexions et d’ouverture.
Rachel : Je pense que Melissa a raison. Les relations avec la nature se résument à des récits. Le récit de la nature dans la société occidentale est un récit qui prend racine dans la peur. Quand les colons sont arrivés, ils ont adopté la mentalité du pionnier qui leur a demandé d’apprivoiser et de conquérir toute cette nature sauvage. Ce récit est devenu si omniprésent qu’il a dominé notre relation avec la nature. Pour y répondre, de nombreuses organisations de protection de la nature ont essayé d’encourager les gens à construire leur propre relation avec la nature. La bonne nouvelle est qu’il n’y a aucune revendication sur les relations. Nous avons tous la capacité et la faculté d’investir dans les relations que nous voulons voir prospérer, y compris notre relation avec la nature.
Raccords : Vous travaillez toutes deux à promouvoir le leadership des nations autochtones dans la protection et le maintien de la biodiversité. Quels sont les principaux obstacles auxquels vous vous heurtez dans cette action ?
Rachel : L’un des plus grands obstacles est que nos systèmes ne sont pas conçus pour inclure les populations autochtones. Il y a un racisme systémique, en particulier dans nos décisions concernant l’utilisation du territoire. Les peuples autochtones ne sont pas inclus dans les tables de prise de décision. Et c’est un problème que nous essayons de résoudre. L’un des obstacles à ce travail — qui est aussi la beauté de ce travail — est qu’il doit être construit sur des relations. Cela nécessite des compétences. Vous ne pouvez pas construire des relations en envoyant un courriel. Vous devez vous manifester et nouer ces relations de manière réfléchie. Chaque entité doit prêter ses compétences à l’autre, écouter et demander ce dont la communauté a besoin. Dans le même ordre d’idées, les membres de la communauté de la conservation issus de diverses ONG doivent reconnaître qu’ils et elles occupent des positions privilégiées. Il y a un peu de gymnastique à faire concernant la façon dont nous pouvons être de véritables alliés des leaders autochtones, ainsi que la façon dont nous pouvons contribuer à la lutte contre les changements climatiques par notre propre leadership. Cela peut être un défi ! Sans parler du fait que beaucoup de communautés sont éloignées. Il est très coûteux et difficile de s’y rendre tout en réduisant son empreinte carbone. En somme, nous devons nous demander « comment établir des relations constructives et comment les entretenir ».
Raccords : Inversement, quels progrès ont été réalisés ces dernières années pour faire plus de place aux savoirs autochtones ? Comment pouvons-nous les mettre à profit ?
Melissa : La reconnaissance de ses privilèges est en effet essentielle. Lorsque des représentants du gouvernement ou d’ONG entrent en contact avec des communautés autochtones, ils s’engagent auprès de personnes qui ont de multiples problèmes liés entre eux. Je vois cela comme un diagramme de Venn. Prenez mon poste de porte-parole de la Fondation David Suzuki au Québec, par exemple. Mon employeur comprend qu’en tant qu’autochtone, je milite pour la protection de la forêt et du caribou, car ils sont à la fois mon territoire, ma tradition et mon gagne-pain. La Fondation comprend que ces questions sont liées à un éventail plus large de problèmes touchant les peuples autochtones et que je mène de nombreuses batailles qui vont au-delà de la mission environnementale. La langue, le racisme systémique, les femmes autochtones disparues et assassinées. Toutes ces questions sont liées à ma campagne pour la protection des forêts et des caribous. En reconnaissant et en respectant cela, mon employeur établit une relation de confiance et soutient le leadership autochtone. La construction d’une véritable alliance est une condition gagnante pour la transformation systémique.
Rachel : J’aime la métaphore de Melissa du diagramme de Venn parce que je pense que la majorité de notre travail repose sur une synergie d’objectifs communs. Mon peuple ne dépend pas du caribou, mais en tant que conservationniste, je veux que le caribou survive. Avec cette vision commune, nous travaillons ensemble. Je pense que ce que Melissa a dit sonne juste : la Fondation aide à construire une alliance en s’engageant, par exemple, à atteindre des objectifs plus larges et à ne pas travailler en vase clos, en rétablissant les droits des autochtones et en les faisant participer aux décisions. Il y a très peu de choses dont je suis aussi fière que les relations authentiques très fortes que j’ai développées dans ce contexte.
Melissa : Le changement le plus important que j’ai constaté au cours des vingt dernières années est la volonté des écologistes de soutenir les communautés et leurs modes de vie traditionnels. Autrefois, la manière eurocentriste de protéger la biodiversité et un territoire en particulier consistait à en exclure les êtres humains. Mais la manière autochtone de les protéger est de s’appuyer sur la présence des humains et leur sens aigu des responsabilités. En fait, une importante étude de 2019, soutenue par les Nations Unies, a reconnu que les terres autochtones se portaient beaucoup mieux qu’ailleurs. Se pourrait-il que cette reconnaissance, à savoir que les peuples autochtones savent comment prendre soin de la Terre, progresse ? Le dialogue commence à se mettre en place ; c’est un travail en cours. Par exemple, l’entité de Parcs Canada travaille actuellement sur des initiatives de soutien à la réconciliation afin de permettre aux autochtones d’exercer leurs pratiques traditionnelles sur le territoire.
Rachel : Je suis d’accord. Aujourd’hui, aucune organisation de conservation au Canada ne rêverait de créer une zone protégée sans le soutien des Premières nations locales. Qui plus est, pour beaucoup d’entre nous, notre travail de conservation repose sur le soutien d’initiatives menées par des autochtones. Nous travaillons sur des aspirations communes et essayons de trouver les points de convergence entre le travail de justice sociale et le travail de conservation. Par exemple, comment imaginer des campagnes créatives qui s’attaquent à la fois à la crise sociale et à la crise écologique ? Comment construire de nouveaux systèmes qui respectent les droits des autochtones tout en faisant progresser les objectifs de conservation ?
Il y a quelques années, j’ai participé à un projet qui illustre bien cette approche. Nous avons travaillé avec la Première nation de Doig River (DRFN) en Colombie-Britannique sur une étude de restauration et de connaissances traditionnelles du madziih (caribou boréal). L’objectif était d’établir des priorités pour les zones de conservation qui seraient bénéfiques au rétablissement du caribou. Nous avons mené des entrevues et des groupes de discussion avec les détenteurs de connaissances de la DRFN et nous avons utilisé les connaissances traditionnelles pour déterminer les aires de mise bas favorisées à l’origine par les caribous. Cette approche a permis à la communauté de la DRFN d’affirmer son leadership dans les tentatives de restauration de la population de caribous en déclin.
Raccords : Que peuvent faire les allochtones pour s’éduquer — sans s’approprier les connaissances autochtones — afin d’accélérer les changements sociaux et écologiques ?
Rachel : Je pense que la première chose que les allochtones peuvent faire est de bien connaître l’histoire et le cadre des droits des Autochtones au Canada. Nous devons partager nos connaissances avec d’autres personnes non-autochtones au lieu de toujours charger nos collègues autochtones de nous raconter leur histoire. Cela est particulièrement important compte tenu du caractère traumatisant de certaines de ces histoires, comme celles liées aux pensionnats. Nous devons demander à nos collègues autochtones ce que nous pouvons faire pour les soutenir en tant qu’alliés. Enfin, je pense que nous devons créer un espace pour les peuples autochtones aux tables de décision et investir dans l’établissement de relations solides et dignes de confiance. Garantir un espace pour les peuples autochtones est la responsabilité de ceux et celles qui ont le pouvoir et le privilège de le faire.
Melissa : Je dois dire que le poids de la sensibilisation des allochtones peut peser lourd sur les épaules des Autochtones. Je me considère chanceuse de faire ce travail, car j’aime beaucoup parler — même si je dois admettre qu’il m’a fallu des années pour avoir l’audace de le faire ! Mais ma nation est fatiguée, comme d’autres le sont aussi. On ne peut pas construire une relation en la forçant. Les peuples autochtones ont l’impression de ne pas avoir leur espace. On leur dit depuis si longtemps qu’ils n’ont pas leur place. Exprimer leurs préoccupations est devenu une entreprise risquée pour eux. La meilleure chose à faire pour nous soutenir? Si vous ne nous voyez pas, alors demandez-vous : « Où sont-ils ? » Vous découvrirez peut-être alors des artistes, des auteur(e)s et des poètes autochtones. Et peut-être que vous ouvrirez des portes, que vous vous manifesterez, que vous dénoncerez le racisme systémique et que vous contribuerez à construire une véritable alliance.