#08, Juin 2021

L’ENTRETIEN

La neurodiversité comme vecteur de créativité et d’innovation

Raccords s’entretient avec Marylène Ouellet, présidente fondatrice de Braindlab, un laboratoire d’idéation à vocation sociale qui accompagne les organisations dans l’accroissement de leurs capacités créatives par l’inclusion de la neurodiversité.

Elle-même neuroatypique, Marylène nous parle de sa mission à faire reconnaître et accepter les différences afin d’encourager les personnes neuroatypiques à exprimer librement leur haut potentiel créatif au bénéfice des organisations.

Marylène Ouellet, dans l'entretien de Raccords #08 sur le thème de la neurodiversité

Raccords : L’innovation et la créativité sont des aptitudes très convoitées ces jours-ci par toute organisation qui cherche à renouveler ses façons de faire ou répondre à des problèmes complexes. Avec votre entreprise sociale, Braindlab, vous offrez d’ailleurs des services pour favoriser l’émergence de l’innovation. Pourquoi mettre l’inclusion de la neurodiversité au coeur de votre approche pour renforcer la capacité d’une organisation à innover ?

Marylène Ouellet : L’innovation requiert la génération d’un grand nombre d’idées et qui se doivent d’être variées. Pour y arriver, il est préférable de privilégier l’hétérogénéité des groupes et la pensée divergente. En cela, les personnes neuroatypiques sont des ressources idéatrices tout indiquées. De par leur fonctionnement neurologique, elles font spontanément appel à leur pensée en arborescence et sont ainsi capables de générer des idées qui conduisent rapidement à la résolution de problèmes complexes. Contrairement aux personnes neurotypiques dont la pensée est séquentielle, certains profils neuroatypiques font des associations d’idées par analogie qui les amènent à imaginer des solutions inattendues, innovantes, mais aussi plus risquées.

Là commence le défi pour les personnes neuroatypiques à s’intégrer dans le monde du travail. Pour vous donner une idée des situations vécues, parlons par exemple de la douance. Alors que les organisations préfèrent sécuriser les façons de faire, les neuroatypiques à haut potentiel détonnent avec des prises de risques, une insatiable envie d’apprendre, une grande curiosité à comprendre et une créativité soutenue qui s’accompagne d’un besoin de temps et d’autonomie. Très intuitives, elles se heurtent à leurs collègues pragmatiques. Voyant les coups d’avance, elles dérangent en abordant des sujets bien trop tôt dans le cheminement de réflexion du reste de l’équipe. On leur reproche de vouloir sortir du cadre de leur mission lorsqu’elles font part de leur vision entrepreneuriale à leur hiérarchie. La réalité est que l’intelligence créative des personnes douées, tout comme la grande empathie ressentie par les hypersensibles ou encore l’énergie débordante des personnes avec un TDAH, sont des caractéristiques qui peuvent être perçues comme un atout, mais qui s’avèrent très souvent être un fardeau lorsque l’individu est source d’incompréhension pour son entourage, endosse le rôle de mouton noir et craint de perdre son emploi.

C’est pourquoi la mission de Braindlab est de changer le regard sur la neurodiversité et de faire comprendre que les troubles relationnels ne sont pas des caprices, mais un fonctionnement neurologique différent. Pour pouvoir exprimer leur haut potentiel créatif, les personnes neuroatypiques ont besoin d’évoluer dans un environnement bienveillant dans lequel elles se sentent en confiance. Comme l’inclusion n’est pas d’imposer, mais simplement de se placer dans une démarche collaborative d’ouverture et d’accueil, mon approche se veut naturellement positive.

Raccords : Quels sont alors les pièges à éviter et les moyens à mettre en place pour révéler le plein potentiel des personnes neuroatypiques et le laisser s’exprimer au sein d’une organisation ?

Marylène : Pour commencer, il sera difficile d’accueillir la neurodiversité sans un changement de paradigme. En effet, bon nombre d’entreprises ont une culture construite sur un ancien modèle où les émotions n’ont pas leur place. Elles sont réprimées sur le lieu de travail et à l’occasion exprimées plus tard dans la sphère privée. Si les organisations souhaitent progresser sur l’inclusion de la neurodiversité, elles doivent orienter leurs efforts à changer leur culture organisationnelle, tant sur leur processus de recrutement, que dans la définition d’un poste ou l’évaluation de leur personnel. Une des erreurs à éviter serait de laisser une ou un employé neuroatypique dans son carré de sable sans flexibilité sur l’évolution de sa mission. Surtout, un gestionnaire ne doit pas s’attendre à comparer la courbe d’apprentissage d’une personne neurodiverse avec celle d’une personne neurotypique. Les indicateurs établis dans une culture de la performance ont besoin d’être révisés, voire personnalisés, pour évaluer l’individu en tant qu’humain au sein de l’organisation. On peut par exemple mesurer l’authenticité, à savoir estimer si la personne a la liberté de rester elle-même et n’est pas contrainte à lisser des traits de sa personnalité pour entrer dans un moule; ou encore l’autodétermination qui se traduit par sa motivation à demeurer investie dans les activités de l’entreprise, loin de l’envie de fuir son environnement de travail.

Il est nécessaire de préciser que l’inclusion de la neurodiversité demande un engagement et un investissement à long terme de la part des employeurs afin de se détacher de la standardisation. Cela peut paraître compliqué, mais la manoeuvre est simple : il s’agit de prendre le temps de créer un climat de confiance, d’écoute et d’adopter une posture de collaboration. La flexibilité est la clé dans la reconnaissance des différences, notamment dans les attitudes des personnes neuroatypiques, dans leurs performances et rendements inconstants et aussi dans leurs besoins. Par exemple, un environnement réduisant les bruits sera bénéfique aux personnes en douance et aux hypersensibles, de même que des horaires de travail flexibles soutiendront le niveau d’énergie fluctuant des personnes avec un TDAH. De petites actions, telles que l’allègement de la durée et de la fréquence des réunions non justifiées, sont faciles à mettre en place et permettent aux personnes neuroatypiques de ne pas brûler inutilement leur énergie en plus d’y voir une marque de reconnaissance. Enfin, une solution qui leur permet d’exprimer pleinement leur plein potentiel créatif est l’intrapreneuriat. Mobiliser leurs compétences et leur passion dans un projet parallèle à leur activité professionnelle peut mener à grandement accélérer le rythme d’innovation d’une organisation.

Raccords : Nous comprenons qu’une prise de conscience est nécessaire dans le but de mener à l’inclusion de la neurodiversité. Cependant, nous savons aussi que les personnes neuroatypiques consacrent beaucoup d’énergie à masquer les manifestations de leur différence neurologique. D’autres ignorent leur neuroatypicité et vivent une situation de mal-être et de stress sans en comprendre les sources exactes. D’autres encore se heurtent aux filtres neuronormés dès le processus de sélection à l’embauche et n’accèdent tout simplement pas aux emplois. Y a-t-il alors des ressources sur lesquelles peuvent s’appuyer les organisations afin de se sensibiliser à la neurodiversité pour mieux la déceler et la comprendre ?

Marylène : Outiller les gestionnaires et les responsables des ressources humaines est en effet indispensable pour entreprendre un dialogue avec les personnes neuroatypiques. Mais il est aussi de la responsabilité des neuroatypiques d!apprendre à se connaître et à définir leurs propres forces et contraintes. Pour toutes et tous, ce processus s’inscrit dans une démarche d’empowerment menant à prendre de meilleures décisions.

J’invite les lecteurs et les lectrices à s’informer pour mieux apprivoiser la neurodiversité. Il existe des ressources en ligne accessibles gratuitement. Mes billets de blogue sur Braindlab, dans lesquels je partage avec enthousiasme mon expérience et mes connaissances dans ce domaine, font partie de cet effort pour démystifier les défis et les opportunités liés aux fonctionnements neurologiques différents. Ensuite, il est bien sûr possible de faire appel à des ressources externes comme des psychologues organisationnels ou de s’engager de manière plus soutenue dans une formation. L’accompagnement par le développement est une excellente solution pour conduire les bonnes pratiques neuro-inclusives.

J’ai d’ailleurs développé une conférence qui est une entrée en matière vers une démarche de formation plus soutenue pour la direction et les gestionnaires d’une organisation. Selon moi, il importe de proposer des outils qui permettent de comprendre les neuroatypiques, de maintenir l’élan de transformation organisationnelle en ce sens, d’attirer, d’intégrer et de retenir les talents neuroatypiques. Des gestionnaires ainsi outillés pourront agir sur plusieurs tableaux : ils et elles participeront à l’épanouissement des personnes neuroatypiques et ne feront pas porter le poids d’un éventuel congédiement au reste de l’équipe qui souvent assume la charge de travail. Ils et elles apprendront également à mieux gérer les conflits et garderont confiance en leur capacité de recrutement sans se remettre en cause à chaque départ d’un employé neuroatypique.

Dans l’approche personnalisée que je privilégie, la consolidation des acquis est primordiale. Pour ce faire, j’ai créé une plateforme, accessible à l’ensemble du personnel, qui offre la possibilité de travailler plus librement dans la compagnie en brisant les silos et en créant de la cohésion entre les équipes pour favoriser la cocréation et la résolution de problématiques. Comme la collaboration entre différents profils neurologiques mène à l’innovation et à la créativité, cet espace permet justement de créer des duos gagnants, autrement dit des binômes de personnes différentes, mais complémentaires. En travaillant ensemble, elles vont apprendre l’une de l’autre, prendre conscience de leurs forces et de leurs lacunes (par exemple l’organisation pour l’une, la créativité pour l’autre), se questionner sur leur biais et sur ce qu’elles ont à offrir pour finalement lever leurs préjugés sur leurs collègues neuroatypiques. Elles pointeront par ailleurs les angles morts de l’une et de l’autre pour faire émerger des pistes de solution à développer dans le but de répondre à un mandat ou à une problématique.

Raccords : Les organisations veulent certes déclencher et propulser la créativité et l’innovation au sein de leur organisation, mais sont-elles prêtes à faire place à l’inconfort qu’une telle démarche implique ?

Marylène : Effectivement, nous sommes encore dans un vieux modèle de gestion, très normé, datant de l’ère industrielle et les entreprises ont du mal à le dépasser. Il est vrai que l’abandon de la standardisation et la transition vers la personnalisation de l’expérience de travail sont difficiles. Cependant, les organisations n’ont pas d’autres choix aujourd’hui que d’opérer des changements. Si ce n’est par conviction, la pénurie de main-d’oeuvre que connaît le marché du travail va les y pousser. Les ressources disponibles se font plus rares et il faut donc en prendre soin.

De plus, la pandémie a accéléré l’ouverture aux questions de santé mentale. Le sujet n’est pas nouveau, mais il est devenu central dans la responsabilité sociale des entreprises. Voyons cette situation inédite comme une opportunité à amorcer les changements nécessaires à un monde du travail plus inclusif !

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