#09, Septembre 2021
L’ENTRETIEN
Quelles sont les clés d’un récit transformateur ?
Pour les organisations à impact qui, au quotidien, travaillent à répondre aux enjeux sociaux et environnementaux, susciter l’adhésion de leurs parties prenantes est un levier clé incontournable dans l’atteinte de leurs objectifs. Pourtant, un grand écart se creuse entre le fait de se limiter à sensibiliser une personne à un enjeu quelconque et déclencher chez elle une volonté de poser un geste concret envers la résolution de l’enjeu. Ce défi est d’autant plus exacerbé lorsqu’on s’adresse à des parties prenantes qui pensent différemment et n’adhèrent pas spontanément à nos ambitions. Loin d’être banale, notre capacité à solidariser les gens envers une cause puise notamment dans les sciences sociales et comportementales et l’art du récit.
Dans cette entrevue exclusive pour Raccords, Annie Neimand, directrice de recherche du Center for Public Interest Communications à l’Université de Floride, nous livre quelques-unes des pièces maîtresses d’une communication stratégique qui incite véritablement les gens à agir.
Raccords : Qu’est-ce qui incite une personne à créer un changement positif? Comment construire un récit qui amène les gens à agir ?
Annie Neimand : Dans le cadre de nos recherches au Center for Public Interest Communications, mes collègues et moi avons découvert que les organisations à vocation sociale présument souvent que le partage d’informations est en lui-même suffisant pour amener les gens à changer d’avis. Toutefois, notre analyse démontre que cette hypothèse est erronée. L’objectif ultime ne devrait pas se limiter à la sensibilisation du public. Les gens ne changent pas d’avis ou de comportement simplement parce qu’ils ont accès à plus d’informations. S’ils n’agissent pas, c’est soit parce qu’ils ne savent pas quels gestes poser, soit parce qu’ils sont indifférents à votre cause. Voilà un défi bien différent!
Nous avons consacré les huit dernières années à étudier la science afin d’identifier les éléments qui permettent de sensibiliser les gens à un enjeu spécifique, et ce qui les motive à passer à l’action. Nous avons identifié cinq principes efficaces quels que soient le contexte et l’enjeu concerné. Que vous œuvriez dans le secteur communautaire ou au sein d’une société gouvernementale, la mise en place de ces principes incitera votre public à s’intéresser aux enjeux qui vous passionnent et aux objectifs qui vous mobilisent en tant qu’organisation.
1. Mettez-vous à la place de votre public et adaptez votre discours à celui-ci. Nos recherches nous apprennent que les individus sont habités par des valeurs identitaires fondamentales qui leur sont propres et qui motivent leurs actions et leurs réactions face aux problématiques. Leur vision du monde a un impact considérable sur leur façon de réfléchir à ces enjeux et à d’éventuelles solutions. Vous voulez que votre public partage votre préoccupation pour une cause ou une situation donnée? Abordez-la sous un angle qui évoque les valeurs, les identités, et les visions du monde de ces individus. Vos arguments personnels ne seront efficaces que lorsque vous vous adressez à des gens qui vous ressemblent. Afin de bâtir une stratégie de communication qui touche réellement les membres de votre public, demandez-vous d’abord ce qui les préoccupe et identifiez les problématiques qu’ils désirent résoudre. Misez sur ces éléments. C’est à partir de ce moment qu’ils se montreront plus ouverts à recevoir l’information partagée, ou à changer leur comportement.
2. Utilisez un langage visuel. Bon nombre de travaux portant sur les changements climatiques et la justice sociale reposent sur des concepts si vagues et abstraits qu’ils poussent les individus à la libre interprétation de ces termes. Une personne peut avoir des biais conscients ou inconscients, ou partir d’une hypothèse erronée, et ainsi mal interpréter des termes ambigus tels que « racisme », « injustice » ou « liberté ». Ayez plutôt recours à un langage visuel pour dépeindre la réalité de ces termes, la forme qu’ils prennent dans notre société et ce qu’ils suscitent comme émotion. Par exemple, nous avons travaillé de concert avec le Service de l’innovation de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés afin d’explorer des pistes de communications optimales pour aborder le sujet du déplacement des populations dans un contexte de dérèglement climatique. Nous avons suggéré aux responsables de la communication de remplacer des termes comme « réfugiés climatiques » – terme techniquement inexact dans le cas de certaines personnes déplacées à cause des changements climatiques et des catastrophes naturelles – par le langage visuel. Plutôt que d’aborder le dérèglement climatique de façon abstraite, nous avons proposé de raconter, par exemple, l’histoire d’une famille contrainte à déménager suite à l’incendie de sa maison, ou d’une sécheresse qui a rendu les terres incultivables.
3. Suscitez les bonnes émotions au bon moment. On entend souvent des organisations et activistes dire : « Je veux ébranler les gens! Je veux les sensibiliser à notre cause. » Afin d’y parvenir, ils misent souvent sur l’évocation de la tristesse et de la désolation causée par une situation donnée. Toutefois, la recherche suggère que le fait d’évoquer constamment la tristesse entraîne inévitablement un désintérêt généralisé. Les individus auront alors l’impression que les gestes qu’ils posent ne représentent qu’une goutte d’eau dans l’océan, et que leurs actions n’auront aucune incidence sur la situation. Il s’avère qu’il n’est pas judicieux de miser autant sur la tristesse : la science nous apprend qu’il est possible d’obtenir des résultats probants en ayant recours à toute une gamme d’émotions! Chacune de ces émotions peut motiver à poser des actions différentes. L’émerveillement, par exemple, est une émotion positive formidable qui nous permet de concevoir des perspectives nouvelles. Nous sommes plus susceptibles d’accorder du temps aux autres lorsque nous éprouvons cette émotion. Le film Chasing Coral, produit par Exposure Lab, présente un récit du changement climatique et réussit à susciter admiration et émerveillement, en exposant la beauté des récifs coralliens. Nous découvrons ces coraux à travers les yeux de Zack, le personnage principal, empli d’admiration lorsqu’il les aperçoit dans leurs milieux naturels pour la première fois. Confrontés à travers Zack à la perte des récifs coralliens, nous désirons désormais les sauver tout autant que lui le désire – parce que nous avons partagé son émerveillement. L’espoir est une autre émotion puissante. Les récits qui abordent le changement climatique revêtent souvent un caractère apocalyptique : « Nous avons franchi le point du non-retour! Qu’allons-nous faire? » Les récits porteurs d’espoir permettent plutôt de donner à l’auditoire le sentiment de pouvoir changer les choses. C’est une émotion qui pousse à l’action.
4. Présentez des appels à l’action clairs. Lorsque l’on réfléchit à la manière de résoudre un problème, qu’il concerne les changements climatiques, le racisme ou la violence à l’égard des femmes, on ignore souvent quelles actions poser et par où commencer, ce qui peut engendrer un fort sentiment d’impuissance. Nous devons proposer des pistes d’actions spécifiques afin que les gens puissent se sentir aptes et légitimes de passer à l’action. Voici quelques caractéristiques clés d’un appel à l’action efficace :
- Les gens doivent sentir que l’action à mener est à leur portée. Le geste à poser doit être accessible et susciter un sentiment de capacité chez les individus à qui vous vous adressez. L’action ne peut donc être ambitieuse ou ambigüe; elle doit être très bien définie! À titre d’exemple, une recherche menée par Melanie Rudd a permis de tester l’efficacité de différents appels à l’action auprès de deux groupes de participants et participantes. On a confié à l’un de ces groupes la tâche ambigüe de rendre leur campus plus écologique, et à l’autre la tâche plus concrète d’accroître le recyclage d’un matériau spécifique sur le campus. Le second groupe a présenté des résultats qui répondaient mieux aux attentes fixées, car l’appel à l’action initial était clair et spécifique. Finalement, les membres du second groupe ont senti qu’ils et elles avaient mieux atteint l’objectif fixé. La recherche suggère que ces mêmes membres seraient ainsi plus susceptibles de se porter volontaires de nouveau, du fait que l’expérience leur a inspiré des émotions positives.
- Un appel à l’action efficace doit s’apparenter à une norme sociale. Par exemple, une étude réalisée à l’Université Stanford visait la mise en place d’une signalisation destinée à augmenter le taux d’achat de repas végétaliens à la cafétéria. On a découvert que le message le plus efficace était celui présentant le nombre de consommateurs et consommatrices de ce type de repas, puisque ce comportement était alors perçu comme une nouvelle norme sociale, encourageant du même coup un plus grand nombre de personnes à opter pour des repas végétaliens.
- L’action doit être facile à accomplir. Si le geste à poser s’inscrit mal dans les routines ou habitudes du public, s’il est trop exigeant ou s’il impose de faire quelque chose qui n’a jamais été fait auparavant, alors l’individu ne passera pas à l’action. J’ai en mémoire une grande campagne menée au Colorado encourageant sa population à changer ses comportements pour veiller à la préservation de l’eau. Les stratèges de cette campagne ont tout d’abord mis de l’avant des messages comme « Préservons l’eau », un appel à l’action qui s’est avéré bien trop ambitieux, vague et ambigu. Le public s’est sans doute demandé si cela signifiait qu’il fallait éviter d’arroser la pelouse, ou alors se laver moins souvent. Une nouvelle campagne a permis de proposer des pistes d’actions plus concrètes, accessibles et faciles à intégrer dans la routine des résidents et résidentes: « Utilisez ce dont vous avez besoin, réduisez le temps d’arrosage de 2 minutes. » Cette seconde campagne a permis de réduire la consommation d’eau pour atteindre les niveaux observés durant les années 1970, et ce, pour une population bien plus nombreuse qu’à l’époque.
- En terminant, si vous désirez amener les gens à poser un geste concret, il est important de les convaincre que leur action n’est pas qu’une goutte d’eau dans l’océan. On doit les persuader que ce geste va réellement faire une différence.
5. Construisez de meilleures histoires. Nous savons que le storytelling est notre outil le plus puissant. Omettre de présenter une bonne histoire aux personnes que l’on souhaite rejoindre, c’est leur laisser le soin d’en inventer une qui leur est propre. Au Center for Public Interest Communications, nous avons consacré d’innombrables heures à étudier la science du récit, et la construction d’une stratégie de narration optimale. Il est capital d’utiliser la mise en récit afin de sensibiliser les gens aux enjeux qui vous animent.
Raccords : Abordons justement l’art de raconter de meilleures histoires. Quelles sont les clés d’une stratégie de narration efficace pour provoquer un changement social? Quels sont les pièges à éviter? Les mots peuvent-ils à eux seuls faire la différence?
Annie : Tout d’abord, il faut spécifier que les slogans, les messages ne constituent pas à eux seuls des histoires. Les organisations doivent construire de véritables récits – et ces histoires partagent une structure narrative : elles ont un début, un milieu et une fin. Elles comprennent un conflit et une résolution. Elles impliquent des personnages et un décor, et certainement un moment clé qui vous tient en haleine! Faire fi de ces éléments, c’est vous priver des avantages cognitifs inhérents à la narration et au traitement narratif.
Au Center for Public Interest Communications, une bonne partie de nos recherches ont pour objet le «transport narratif». Si vous avez déjà été plongé dans une émission télévisuelle ou un livre au point de perdre la notion du temps et d’oublier le lieu où vous vous trouviez, alors vous avez fait l’expérience de ce que les chercheurs nomment désormais le transport narratif. Que le sujet soit fictif ou réel, les gens plongés dans le récit s’identifient aux expériences vécues par les personnages de l’histoire, et ces expériences peuvent guider leurs propres croyances. Le récit est un outil puissant pour persuader les individus et faire évoluer leurs croyances. Les spécialistes de ce domaine se demandent désormais par quels moyens augmenter la probabilité pour un lectorat ou un auditoire de faire l’expérience du transport narratif. Pour y parvenir, différentes variables sont examinées telles que l’humeur, le genre et la personnalité. Mais trois éléments semblent essentiels afin d’augmenter la probabilité de vivre l’expérience du transport narratif :
- Présentez des personnages attachants qui seront appréciés de votre public et soutenus par celui-ci tout au long de l’histoire. Il est plus probable que l’on voit le monde à travers les yeux d’un personnage qui nous est sympathique.
- Optez pour des personnages auxquels votre public peut s’identifier en termes de démographie, de valeurs ou d’expériences.
- Choisissez une imagerie frappante. Les films, photographies et images sont de bons outils de communication. Toutefois, ils peuvent s’avérer coûteux si vous n’avez pas le budget nécessaire pour les intégrer à votre récit. Optez plutôt pour un langage clair qui permettra à votre public d’imaginer l’univers de votre récit et d’en faire pleinement l’expérience.
Il est aussi essentiel de faire en sorte que les histoires soient perçues comme authentiques et vraies. Les études démontrent que les histoires nous semblent plus « vraies » lorsqu’elles proviennent des individus directement concernés par une situation, soient ceux et celles qui la vivent concrètement.
En composant des récits qui misent sur les principes du transport narratif, sur l’authenticité et sur une intrigue bien ficelée, vous rendrez votre histoire convaincante et pourrez maximiser son impact auprès de votre public.
Raccords : Le changement systémique s’accompagne de changements culturels et de contre-propos. Le storytelling peut-il accélérer de tels changements et contribuer à transformer la prise de conscience en action concrète?
Annie : Les recherches démontrent que les bonnes histoires, celles qui ont le pouvoir de vous impliquer sur le plan émotionnel, sont celles qui ont le plus d’impact sur votre perception des choses et qui vous incitent à passer à l’action. Toutefois, même l’histoire la plus convaincante ne provoquera aucun changement social significatif si elle ne s’accompagne pas d’une stratégie percutante. Les gens diront : « C’était une belle histoire. Wow! Et maintenant, que fait-on? »
Voici quatre questions qui peuvent sembler faciles à résoudre au premier abord. Nous les avons élaborées afin de guider la réflexion autour de votre stratégie. Demandez-vous :
- Quelle est la situation à changer? Quel changement veut-on provoquer? Concentrez-vous sur le changement concret que vous désirez provoquer chez votre public cible.
- Qui doit agir afin que cette réalité prenne forme? Les individus sont habités par des valeurs, des visions du monde et des identités qui leur sont propres. Réussir à atteindre tout le monde du même coup est un plan voué à l’échec. Définissez plutôt un profil ou un certain groupe d’individus auquel vous désirez vous adresser. Soyez le plus juste possible dans la définition du public pour lequel vous concevrez votre stratégie de communication.
- Quels éléments feront appel à leurs croyances et les inciteront à passer à l’action? C’est à ce moment précis que le storytelling prend toute son importance et qu’il est capital de savoir à qui votre message s’adresse. Réfléchissez comme le ferait un anthropologue et portez une attention particulière aux préoccupations et pensées qui animent votre public cible. Passez du temps à côtoyer les membres de la communauté afin de mieux les comprendre – et établissez entre vous une relation de confiance. L’efficacité du message passe par celle de son messager. Construisez votre message et votre histoire en fonction des enjeux qui préoccupent cette communauté, et réfléchissez à la ou les personnes les plus à même de livrer le message et d’inspirer les autres membres du groupe à passer à l’action.
- Où se porte leur attention? Répondre à cette question vous aidera à réfléchir à des tactiques concrètes. N’oubliez pas que la concurrence est vive pour obtenir l’attention de votre public, alors demandez-vous : où se porte leur attention? Quelles sont leurs habitudes et de quelle manière les actions proposées peuvent-elles être intégrées à leur routine, qui bénéficie déjà de leur attention?
Raccords : Est-ce irréaliste de penser qu’un bon storytelling puisse influer sur les croyances des personnes les plus sceptiques au point de les amener à appuyer des mesures positives pour la société ou l’environnement? Les préjugés et les biais individuels sont-ils des obstacles insurmontables dans le cadre d’une approche basée sur le storytelling?
Annie : Prenez par exemple des documentaires abordant le thème des changements climatiques, comme Chasing Ice ou Chasing Coral. Ces films ont contribué à faire bouger les choses par rapport au dérèglement climatique. Ils y sont parvenus en racontant des histoires convaincantes qui établissent des liens entre les enjeux propres aux changements climatiques, et ce qui anime et motive les gens, à travers une stratégie narrative intelligente.
Les histoires racontées maintes et maintes fois donnent naissance à de nouveaux récits. Bridget Antoinette Evans, l’une de mes stratèges préférées et experte du changement culturel, suggère de créer des environnements narratifs qui permettent au public d’expérimenter les choses sous de nouvelles perspectives. Selon elle, nous ne devrions pas simplement publier une histoire et espérer que le monde change. Ce serait, et je la cite, l’équivalent de faire tomber une goutte de colorant alimentaire rouge dans un vaste océan bleu en espérant que son eau vire au violet. Ce sont plutôt des millions de gouttes de colorant rouge qui seraient nécessaires avant de percevoir un changement de couleur dans l’eau de l’océan. Je crois que nous devons concevoir le changement narratif de la même manière. Nous devons travailler ensemble, en petits groupes, afin de faire évoluer l’environnement narratif des communautés. C’est ainsi que nous pourrons faire évoluer la culture, les normes et les politiques de nos sociétés.